Dans un contexte international profondément transformé par la mondialisation, les fronts d’eau constituent des enjeux nouveaux qui offrent des opportunités jusqu’alors sous-estimées en termes de surfaces urbanisables et d’investissements financiers. De ce fait, ils suscitent l’intérêt, sinon la convoitise, de nouveaux protagonistes qui en deviennent des acteurs déterminants.
Propulsés par la mondialisation, les projets d’aménagement de ces sites spécifiques s’inscrivent dans un mouvement plus général, à savoir celui de la restructuration et régénération des fronts d’eau (Chaline, 1994), lequel a pris naissance aux États-Unis dans les années 1960, avant de se diffuser en Europe (Londres, Rotterdam), puis, à partir des années 1990, dans les métropoles des pays de la rive euro-méditerranéenne (Rodrigues-Malta, 2004). Ce processus d’urbanisation des fronts d’eau n’a atteint les pays arabes que plus récemment.
Forte implication des investisseurs arabes et rôle de l’État
Parce qu’ils n’en avaient pas les moyens, de nombreux États de la rive sud de la Méditerranée ont choisi de s’associer de façon pragmatique à des investisseurs étrangers, notamment originaires des pays du Golfe. Ainsi, à partir de 2006, le gouvernement marocain a signé des conventions d’investissement avec les groupes émiratis Emaar et Al Maâbar d’Abu Dhabi et Sama Dubaï pour l’aménagement de la vallée du Bou Regreg et celui de la corniche de Rabat. Quant à l’aménagement de la baie d’Alger, il a fait l’objet, en juillet 2006, d’une convention similaire entre les autorités algériennes et le groupe Emaar. À Tunis, ce sont encore une fois les groupes émiratis Boukhatir et Dubaï Holding qui ont signé un contrat avec le gouvernement tunisien pour la création d’une Tunis City Sport sur les rives du Lac Nord et pour la restructuration de l’intégralité des berges du Lac Sud (Barthel, 2008).
L’État est presque toujours à l’initiative de ces projets et assume des responsabilités particulières pour leur montage institutionnel par le biais d’un renforcement des pouvoirs des services déconcentrés et de la création de sociétés dédiées. À Tunis, l’aménagement des Berges du Lac montre que le pouvoir central garde incontestablement le contrôle des opérations. Au Maroc, le rôle du pouvoir n’est pas une nouveauté en soi : il s’inscrit dans la tradition du « roi bâtisseur », à savoir Hassan II (Cattedra, 2001), et se prolonge actuellement dans les nouvelles orientations managériales du roi Mohammed VI (Barthel, Mouloudi, 2009). En Algérie, outre la recentralisation du contrôle des villes nouvelles, il faut noter une tendance de fond qui allie la diversification des acteurs institutionnels et leur mise sous tutelle centrale.
Une gouvernance sur mesure pour des maîtres d’œuvre
et experts internationaux
Afin de sécuriser les projets face à la logique financière de recouvrement éventuel de leurs fonds par les investisseurs, les États arabes ont mis en place des montages juridiques et financiers spécifiques, à travers des instruments diversifiés visant à stabiliser le pilotage de l’action pour chacun des projets de front d’eau (« mémorandum d’entente », « protocole d’accord », « convention d’investissement », « loi relative à l’aménagement »). En fonction de ces documents, le montage institutionnel se décline selon diverses formules : tantôt le choix se porte sur des sociétés privées, dédiées à certains projets (la société Solidere à Beyrouth), tantôt il s’agit de sociétés d’économie mixtes (la Société de promotion du Lac de Tunis ou Al Manar à Casablanca) et tantôt, enfin, la préférence se fait sur la création d’un établissement public tel le projet d’aménagement du Bou Regreg pour Rabat.
Afin de donner une dimension internationale aux projets de front d’eau, les aménageurs ont sollicité massivement des experts, des urbanistes et des architectes étrangers : élaboration de business-plans, d’études de marché et de benchmarking, organisation de workshops, études de faisabilité et de programmation urbaine, réalisation de consultations « investisseurs-gestionnaires », etc. Bien qu’elle reste inégale d’un aménageur à l’autre, cette externalisation traduit le souci croissant de sécuriser au maximum les investissements mobilisés avant la livraison des opérations (Barthel, 2008).
À Beyrouth, le Master Plan a été conçu par les urbanistes français Jean-Paul Lebas et Hervé Dupont, sollicités pour leur expérience des grandes opérations d’aménagement françaises et européennes (Cergy, La Défense, Berlin-Potsdam), alors que, dans le même temps, la commercialisation des lots et l’accompagnement des investisseurs ont été assurés par l’urbaniste anglais Angus Gavin.
L’investisseur Sama Dubaï a fait intervenir pour le projet des Berges du Lac Sud de Tunis la société internationale Dar Al Handasah, libano-jordanienne, spécialisée dans le conseil en conception, architecture, ingénierie, planification et environnement. À Casablanca, la société Al Manar Development Company a sollicité les architectes/urbanistes français de stature internationale Yves Lion et François Leclerc sur le projet de la marina. À Rabat, des contrats ont également été signés avec l’architecte/urbaniste français Bernard Reichen, Grand prix de l’urbanisme français, pour le plan d’aménagement spécial du Bou Regreg, associé pour l’occasion au célèbre cabinet londonien Foster & Partners pour la conception architecturale de la première tranche (Bab Al-Bahr) et à l’architecte anglaise d’origine irakienne Zaha Hadid pour le Grand Théâtre de Rabat.
La réaction des riverains vis-à-vis des projets
de front d’eau : conflits, mobilisations et compromis
Caractérisées par des rapports de force très inégaux entre « aménageurs » et « aménagés », les situations de conflits nées à l’occasion des projets de front d’eau, particulièrement ceux de la vallée du Bou Regreg et de la corniche de Rabat, ont conduit les habitants affectés par ces projets à se constituer en associations et à mettre en œuvre toutes sortes de moyens pour faire pression sur les décideurs (sit-in, pétitions, manifestations publiques organisées devant les locaux où siègent les conseils de ville, etc.).
À Rabat, opérant par le biais d’associations, différents groupes d’habitants ont réussi, tant bien que mal, à se faire d’abord entendre avant d’imposer aux maîtres d’ouvrage l’organisation de réunions au cours desquelles ils ont pu enfin exposer leur point de vue. De fait, la plupart de ces réunions ont débouché sur des négociations, puis des arrangements et des compromis, ce qui, au Maroc particulièrement, constitue une rupture fondamentale dans le processus de réalisation de ces projets d’aménagement.