Harcèlement & espace public

Les sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient connaissent une série de mutations sociologiques de grande importance, particulièrement en ce qui concerne les rapports de genre et les représentations qui les sous-tendent. En effet, les femmes ont marqué leur présence sur la scène politique et médiatique arabe ; elles sont désormais plus actives dans les mouvements urbains et plus impliquées dans l’organisation des grandes cités du Maghreb et du Moyen-Orient. Défiant bon nombre de tabous, elles se sont imposées en masse comme des actrices essentielles des soulèvements arabes, en prenant part à la contestation, en la nourrissant, tout en mettant l’accent sur le poids du politique dans les inégalités de genre. Les rapports de genre à cet égard sont de puissants analyseurs. On le voit bien ces dernières années où les revendications portent autant sur la contestation de régimes autoritaires que sur l’égale considération des femmes et des hommes pour instaurer des systèmes politiques reposant sur une symétrie de statut. C’est le cas en Tunisie, avec le débat autour de la loi de 2018 pour l’égalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage. Il en est de même au Yémen, où des milliers de femmes portant le niqâb et défiant les interdits relatifs à l’accès aux espaces publics sont sorties en masse en 2011 pour appeler les femmes à l’action militante et à la révolte pour la défense de leurs droits. L’analyse du changement social au prisme du genre permet ainsi de cerner les dynamiques en cours dans les villes et la place que les femmes y occupent. Ces villes semblent par ailleurs plus accessibles aux femmes qui tissent avec elles de nouveaux rapports. L’accès des femmes à l’enseignement et au salariat a conduit à l’éclatement de la notion du dedans et du dehors et à la désacralisation des champs privé/public.

On assiste à une plus grande mixité dans les espaces urbains, même si les espaces à dominante masculine persistent. L’appropriation féminine du dehors renvoie à l’évolution des conditions des femmes, bien qu’elles n’aient pas toutes le même usage de l’espace public. Or, malgré les changements sociaux notoires, les femmes rencontrent des obstacles. L’un des plus intolérables socialement est certainement l’insécurité et les situations de violence physique ou symbolique qu’elles connaissent dans l’espace du dehors et qui les renvoient à un rôle de proie, en occultant leur place de citoyennes à part entière dans la ville. L’espace n’est pas neutre ; la ville est violente et virile même si la présence des femmes n’y est plus marginale. Les usages sexués de l’espace et les dichotomies spatiales intérieur/extérieur, privé/public pèsent encore de tout leur poids sur les pratiques et les représentations spatiales des hommes et des femmes comme en attestent les différents cas de harcèlement sexuel de rue qui constituent une entrave importante à la mobilité des femmes. Il peut s’agir de violences verbales « acceptables » ou obscènes, d’agressions sexuelles comme les attouchements dans les transports publics ou même, dans les cas les plus extrêmes, d’exhibitions et de viols commis individuellement ou en bande organisée sur des jeunes filles.

Le harcèlement sexuel de rue, une violence quotidienne
à l’encontre des femmes dans les lieux publics

C’est le cas de la ville du Caire où les violences faites aux femmes dans l’espace public apparaissent comme plus fréquentes depuis les années 2000. De fait, la question du harcèlement sexuel de rue et des violences et agressions à l’encontre des femmes dans les espaces publics est désormais présente dans la presse égyptienne, qui relate ces actes de violation de leur intégrité sexuelle, physique et morale. On citera notamment l’incident survenu en 2006, connu sous le nom de « scandale de la rage sexuelle », où des femmes ont été victimes d’agressions physiques perpétrées en public. À nouveau en 2008, des jeunes femmes ont été victimes de cette rage ou folie sexuelle collective [taharruch], dans le quartier de Muhandissîn, commise par plus d’une centaine de jeunes un jour de fête où, à la vue de jeunes femmes, un des agresseurs a crié walîma [festin] selon la presse, libérant la violence d’autres jeunes. Une des affaires qui a fait couler le plus d’encre et qui a mobilisé l’opinion publique égyptienne est celle qui a concerné Nuhâ Rushdî en 2008. Sa popularité est due à sa détermination et à son combat pour que son agresseur soit jugé, malgré les pressions subies de la part de son entourage et des policiers, car elle criait à qui voulait l’entendre : « Je suis la victime et non la coupable ! » Cette affaire a suscité plusieurs réactions et mobilisations comme en attestent la page Nous sommes toutes Nuhâ Rushdî sur Facebook et les différentes plaintes de femmes qui ont suivi dans le but de donner « des leçons aux hommes ». C’est le cas d’Aser Yâser, victime d’agressions verbales, qui a organisé une campagne de contestation en ligne qui appelait, le 18 avril 2010, à une manifestation silencieuse au Caire contre le harcèlement de rue et dont le slogan était « Je n’abandonnerai pas mes droits, je suis victime et non coupable ». Le but de cette campagne était d’inciter le Parlement à promulguer une loi anti-harcèlement sexuel de telle sorte que la sanction ne soit plus conditionnée par la présentation de preuves. Les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans ces mobilisations, ils ont aussi montré la capacité des femmes à s’organiser et à s’approprier la rue comme espace militant pour défendre leurs droits. Grâce à ces mobilisations, l’agresseur de Nuhâ Rushdî fut jugé coupable d’atteinte à la pudeur et à l’honneur [tuhmat hatk el-’ard] en ayant touché une partie du corps de la victime. Il fut condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement accompagnée de travaux forcés, et à verser 5 001 livres égyptiennes de dommages et intérêts à la victime. Selon les commentateurs, la justice égyptienne a fait preuve d’une rare sévérité dans ce jugement qui se voulait exemplaire et dont la finalité était que les agresseurs potentiels se souviennent que ce genre de délit est puni par la loi.

Or, toutes ces actions n’ont pas permis de venir à bout de ces agressions et violences à l’encontre des femmes cairotes, comme en témoignent les cas de harcèlement sexuel signalés et médiatisés lors des manifestations de 2011, transformant ainsi la place Tahrîr, lieu emblématique de la « révolution » égyptienne, en un symbole de violences à l’encontre des femmes. En effet, plusieurs cas de harcèlement et d’agressions sexuelles de femmes journalistes et de manifestantes par des bandes de jeunes ont été signalés. La médiatisation à l’échelle internationale de ces cas de violences a conduit à l’introduction, en 2014, d’un délit de harcèlement sexuel, ce qui représente une avancée juridique majeure en Égypte. Or, les femmes subissent également les exactions et les violences policières sous forme de coups, gardes à vue injustifiées, imposition de tests de virginité, etc. Elles sont la cible de stéréotypes visant à les stigmatiser et à les marginaliser de la scène et de l’espace publics. Ces incidents sont encouragés par la montée du populisme musulman qui appelle, dans plusieurs pays arabes, à l’application stricte de la charia et qui instrumentalise la cause et le corps des femmes. Ces réalités influent à l’évidence sur leurs modes d’appropriation des espaces publics dans la ville et constituent un frein à leur mobilité et à leur engagement.

De la pudeur et du recours à des stratégies d’invisibilité
et de contournement des normes dans l’investissement des espaces publics

Par « pudeur », nous entendons le sentiment en apparence très personnel de réserve, de retenue, de honte, d’appréhension et de délicatesse dont les femmes font preuve à l’égard des espaces publics, mais qui renvoie toujours aux normes socio-culturelles intériorisées. Cette pudeur se manifeste dans les pratiques, comme celle des loisirs qui sont essentiellement des loisirs d’intérieur, à travers l’usage utilitaire qu’elles font des espaces publics, puisque la motivation de sortie reste une chose importante pour les femmes qui ne sortent que pour un besoin particulier. Elle se manifeste également dans les stratégies d’évitement des lieux masculins dans la ville comme le fait de s’interdire certains lieux, de s’autocensurer ou d’opter pour les voitures réservées aux femmes dans le métro cairote afin d’éviter tout contact avec les hommes. D’autres femmes ont recours au voile qui, en plus de ses différentes fonctions, leur permet de circuler librement puisqu’elles sont en accord avec leur rôle traditionnel. Il renvoie à l’intériorité et à l’intimité. Il constitue une sorte de barrière symbolique dans la mesure où il est associé à l’honneur et au respect de soi, même si les agressions masculines touchent aussi les femmes voilées. Pour certaines, il s’agit d’un « voile compromis » qui leur permet d’échapper aux normes répressives de leur milieu et un passeport légitimant leur présence dans cet espace. Il allège les contraintes qui pèsent sur le corps féminin. Le voile signifie que la femme est présente dans le monde des hommes, mais qu’elle est invisible, une invisibilité stratégique choisie lui permettant une grande appropriation de la ville. Les réponses à la domination sont donc multiples et varient d’une femme à une autre. Loin d’être passives, les femmes mobilisent des ressources et développent des stratégies de résistances, faisant ainsi de l’espace public un lieu de négociation et de transgression des normes établies.


Auteur·e·s

Monqid Safaa, sociologue, Université Sorbonne Nouvelle Paris-III


Citer la notice

Monqid Safaa, « Harcèlement & espace public », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/harcelement-%ef%bc%86-espace-public/