Le système urbain que constituent Homs et Hama, deux villes à la fois concurrentes et actrices du développement régional en Syrie centrale, a connu des évolutions marquantes ces dernières décennies et a été particulièrement affecté par la guerre qui déchire le pays depuis l’automne 2011.
Homs et Hama, une croissance différentielle
À la fin des années 1980, la région centrale était commandée par un « tandem » composé de Homs et de Hama, chefs-lieux de préfecture [mohafaza] dès les années 1950, dans lequel Homs occupait une place prééminente. Les urbanistes locaux avançaient alors l’hypothèse de l’émergence, à long terme, d’une conurbation regroupant les deux villes, distantes de 47 km, tandis que l’écart démographique entre elles, faible au début des années 1960, avec une population estimée à environ 100 000 habitants chacune, se creusait. En effet, dès les années 1960, Homs s’affirmait comme capitale régionale, passant d’une économie urbaine traditionnelle basée sur la rente foncière et le commerce à une économie moderne. Celle-ci se caractérisait par le développement de l’industrie et la multiplication des services publics et privés, dans un système socio-économique contrôlé, surtout après 1963, par un État dirigiste adoptant l’économie planifiée. Hama, de son côté, perdait de plus en plus de son poids, notamment après les affrontements avec les autorités en 1964 et surtout en 1982, à la suite de l’insurrection des Frères musulmans et à sa répression qui ont causé la destruction partielle de la ville et l’exil d’une partie de sa population. La position de Homs s’en est trouvée renforcée. Cela est notamment perceptible dans l’industrialisation et la diffusion des équipements, Homs bénéficiant de plus d’avantages pour des raisons politiques. Dans ce contexte, la ville de Homs a vu sa population croître plus rapidement et son attractivité migratoire a été relayée par des mouvements pendulaires depuis et vers ses villes satellites alors qu’Hama n’a jamais absorbé de véritable exode rural. De plus, l’intensification des relations commerciales, formelles et informelles, avec le Liban a engendré une accumulation importante de capitaux à Homs. Les deux villes sont toutefois demeurées des chefs-lieux de gouvernorat, ce qui a, peut-être, empêché Homs de dominer totalement la Syrie centrale.
Avant 2011, les faibles mutations du système urbain bicéphale Homs-Hama
Jusqu’en 2011, date du déclenchement de la révolte syrienne, la situation des deux villes n’a pas connu de changement spectaculaire. Homs a conservé la tête du système urbain, grâce à la persistance de sa croissance démographique et économique. Au dernier recensement, qui date de 2004, Homs abritait 685 000 habitants, soit deux fois plus que Hama (313 000 habitants). En 2010, à la veille des printemps arabes, la ville comptait, selon les estimations du Bureau central de la statistique en Syrie, 760 000 habitants contre 365 000 pour Hama. En ce qui concerne le développement économique, les villes de Syrie centrale ont bénéficié, notamment Homs, de la vague des investissements industriels étatiques et des projets d’infrastructure financés par l’aide arabe, après la guerre d’octobre avec Israël en 1973. Mais les années 1980 ont été marquées par des crises économiques importantes dues, entre autres, au tarissement des aides et, surtout, à la mauvaise gestion de l’État. Face à ces crises répétées, deux tentatives de redressement ont été mises en œuvre. D’abord, le lancement de l’ouverture économique [Infitah], avec la loi no 10 de 1991 sur l’investissement, suivie par un désengagement progressif de l’État. Puis, à partir de 2005, la Syrie a adopté l’économie sociale de marché en essayant d’attirer, à l’aide d’avantages fiscaux notamment, les capitaux privés. Toutefois, l’échec de ces réformes a abouti à l’amplification du chômage, qui est passé officiellement de 2,3 % en 2000 à 8,4 % en 2010 (et jusqu’à 30 % selon certaines sources), ainsi qu’à l’augmentation des inégalités et à l’appauvrissement du monde rural, touché par la sécheresse depuis 2003. Celle-ci a engendré des vagues importantes d’exode rural et la prolifération des zones d’habitat informel autour des grandes villes, notamment à Homs, où elles représentent plus de 20 % du tissu urbain. C’est surtout dans ces espaces, où le mécontentement régnait déjà, que la révolte s’est déclenchée en 2011. Certes, il existait d’autres facteurs sociaux liés aux structures communautaires ou ethniques de la population, en particulier dans la région de Homs, mais ils ne sont pas la cause principale du mécontentement, bien qu’ils aient été instrumentalisés par les belligérants.
Homs et Hama dans la guerre
La montée des tensions sociales est surtout liée à la lenteur du processus de développement, public ou privé, et à l’inégale répartition des investissements du secteur privé profitant des nouvelles réformes économiques. Ainsi, 50 % des projets réalisés par le secteur privé l’ont été à Damas et 25 % à Alep, ce qui a renforcé le déséquilibre spatial existant à l’échelle nationale. Par ailleurs, la population de Homs avait déjà affronté les autorités en 2007 à la suite de l’initiative, par le gouverneur, d’un grand projet baptisé Homs Dream qui visait, entre autres, la modernisation du centre-ville, la destruction des quartiers d’habitat illicite et le transfert des zones industrielles ou artisanales vers de nouveaux secteurs. Ce projet, surnommé sur-le-champ « Cauchemar de Homs », avait pour objectif de reprendre le contrôle des commerces et des terrains du centre-ville pour la reconstruction (Al-Sabouni, 2018). C’était un projet inspiré de l’urbanisme des villes du Golfe et pensé en partenariat avec une société immobilière qatarienne. La tension est montée en ville chez les commerçants, les artisans et les propriétaires des jardins urbains de l’Oronte. Beaucoup d’entre eux se sont rassemblés en mars 2007 devant le siège de la préfecture pour protester contre ce projet qui menaçait leurs biens et activités. C’est dans ce contexte que s’est déclenchée la révolte syrienne en mars 2011. Les manifestations contre le gouvernement ont touché Homs et Hama dès le début. Elles sont restées pacifiques durant plusieurs mois, surtout à Hama où la population est encore traumatisée par le drame de 1982 et où les manifestants ont évité le passage à la violence malgré la répression. À Homs, en revanche, où la ségrégation spatiale et sociale est importante, le passage à la violence et à la militarisation de la répression a été rapide, notamment dans les quartiers périphériques pauvres qui sont en majorité illicites. Les conséquences de la guerre sur Homs et ses habitants sont considérables. Plus de 50 % de la ville a été détruite, dont la vieille ville et le souk ; 9 quartiers sur les 31 que compte la ville sont devenus inhabitables. Enfin, Homs, troisième ville du pays, baptisée « capitale de la révolution syrienne », a été reprise en 2014 par l’armée syrienne et ses alliés. En plus des destructions, elle a perdu plus de la moitié de sa population, soit 400 000 habitants environ, déplacés en Syrie ou réfugiés à l’étranger. En 2014, comme en 1960, on observe ainsi un faible écart entre les populations de Homs et de Hama, mais en faveur de Hama cette fois : 495 000 habitants pour Hama, qui a été épargnée par les destructions, contre 435 000 pour Homs.
La guerre a donc bouleversé les hypothèses des années 1980 sur le devenir du système urbain de la Syrie centrale, décuplant les effets de la ségrégation socio-économique et de la marginalisation qui pèsent sur les villes et sur leurs territoires. Il est vrai que la grande ville facilite la mobilisation par son poids démographique et l’accentuation des clivages socio-économiques. Mais, en général, nous constatons que les révoltes, dans les pays touchés par les printemps arabes, ont surtout affecté les quartiers périphériques et populaires où se manifeste la question sociale à travers les effets conjugués du chômage de masse et de la précarisation des conditions de vie, en particulier chez les jeunes. Ces facteurs ont été accentués par la marginalisation politique liée aux systèmes de gouvernement en place ainsi qu’à l’échec de leurs politiques de développement urbain et territorial, voire national.