Les lieux de mémoire au Maghreb et au Moyen-Orient s’inscrivent dans le cadre plus global de la mondialisation et de la sacralisation de la mémoire, de la prolifération de constructions, de (re)questionnements et d’appropriations de rapports spatialisés aux passés. Ce sont des processus de marquage de groupes sur des territoires en profonde transformation, eux-mêmes caractérisés par des situations de ruptures : conflits ouverts, situations post-conflits et post-coloniales, occupations, périodes postérieures aux printemps arabes. Ces éléments de contexte ont des effets directs et protéiformes sur les configurations plurielles des relations entre mémoires, groupes et espaces au Maghreb et au Moyen-Orient.
Les lieux de mémoire comme enjeux de pouvoir
Ces configurations prennent d’abord la forme de mises en scène et de mobilisations institutionnalisées et autorisées de la mémoire dans l’espace. Ce sont des réservoirs symboliques de fabrique de discours et de récits d’idéalisation du passé, de mythes et d’imaginaires identitaires. Ce sont à la fois des espaces rhétoriques, politiques et rituels. Les contextes conflictuels et de sorties de guerre propres à une grande partie des pays de la région font des lieux de mémoire des arènes où se jouent des concurrences mémorielles entre groupes afin de (ré)inscrire leur présence et leur version du passé dans l’espace. Ces concurrences impliquent également des choix de mises en mémoire – des mises sous silence et des « invisibilisations » dans l’espace – d’éléments qui n’auraient pas voix au chapitre d’un passé recréé selon les entrepreneurs mémoriels dominants. Ces éléments de contexte, ainsi que les fragmentations communautaires, politiques et sociales exacerbées des mémoires dans la région, font qu’il y a non seulement autant de lieux de mémoire qu’il y a de groupes, mais que ces derniers mobilisent la mémoire dans des stratégies de visibilité et d’appropriation conflictuelles de l’espace. S’ils vont puiser dans des registres mémoriels divers, les entrepreneurs mémoriels mythifient les espaces et les temporalités mises en scène par des artefacts. Ce processus s’observe avec l’ouverture de musées créant des pastiches de scènes de vie quotidienne d’un passé fantasmé (l’Écomusée agricole du Caire, le musée orientalisant Robert-Mouawad à Beyrouth) ou réécrivant l’histoire pour servir un discours et des revendications nationalistes étatiques (le musée Panorama de la guerre de 1973 au Caire, le récit national jordanien au Parc national du roi Hussein à Amman). De même, la date du 6 octobre (déclenchement de la guerre israélo-arabe de 1973) est devenue un toponyme récurrent, en particulier au Caire où il est dédié à un pont, une avenue, et même une ville nouvelle.
Sur le plan des modalités de leur réception et de leur appropriation, les habitants et les usagers investissent et s’approprient ces lieux en les marquant, en les modifiant jusqu’à parfois les détourner de leur fonction première. Les mémoires individuelles s’articulent aux mémoires collectives, par le biais d’accommodations, d’adaptations et de bricolages, mais aussi d’oppositions et de stratégies de contournement. Les usagers peuvent également adapter les lieux de mémoire en fonction d’agendas et d’aléas particuliers, à l’instar des lieux de pèlerinage et de culte transformés en lieux de mobilisation et d’affichage politique, comme le pèlerinage itinérant de Nabi Musa en Palestine. La fabrique de lieux de mémoire s’inscrit encore dans le cadre de stratégies de demande de reconnaissance dans un contexte d’occupation ou de remise en question d’une identité collective (Israël/Palestine, Kurdistan/Irak), comme la posture du Sumûd [résistance], dont la rhétorique est liée notamment aux lieux et enjeux de mémoire palestiniens.
Lieux de mémoire vive ;
lieux de mémoire de conflits et d’injustices
Au Maghreb et au Moyen-Orient, les lieux et manifestations de mémoire – mémoriaux, monuments commémoratifs, cimetières, commémorations publiques – relatifs à des violences diverses (guerres et conflits civils ou nationaux, massacres, colonisations) abondent. Ces processus commémoratifs façonnent l’espace public et y inscrivent une pluralité de mémoires victimaires, incarnées notamment par la figure du martyr déclinée dans le temps et dans l’espace (cimetières, monuments, places, jours de commémoration). Ces processus sont d’autant plus visibles que ces mémoires douloureuses spatialisées sont vives : beaucoup d’événements conflictuels dans la région s’y déroulent depuis des décennies (la Nakba en Palestine, la guerre civile libanaise, la guerre d’indépendance algérienne et la « décennie noire », la guerre du Golfe, etc.) dont des témoins sont encore vivants. Dans des contextes nationaux où les demandes de réparation des victimes restent inabouties et où les processus de réconciliation sont inachevés sinon instrumentalisés (lois d’amnistie en Algérie, au Liban), les lieux de mémoire deviennent des lieux de cristallisation de ces antagonismes (camps de Sabra et Shatila à Beyrouth, lieux de mémoire de la « décennie noire » en Algérie). Par ailleurs, la reconnaissance « universelle » d’un lieu peut se faire en abstraction de certains aspects mémoriels, ainsi de la Casbah d’Alger, inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1992, en tant que « lieu de mémoire autant que d’histoire ». Aucune allusion n’est faite au lieu en tant que symbole de la résistance contre le pouvoir colonial, alors que, pour les Algériens, cette dimension est patente. Ces interprétations ou revendications concurrentielles sont d’autant plus exacerbées quand elles interviennent dans des lieux de mémoire qui sont aussi les espaces des injustices qui les ont vus naître. Du côté des acteurs étatiques et politiques, ces lieux de mémoires douloureuses peuvent être instrumentalisés pour imposer un certain récit national dans un contexte de sortie de guerre, en écartant de fait les acteurs qui ne participeraient pas à ces réalisations. Mais les mémoires interdites s’invitent malgré tout dans l’espace via des pratiques, des usages et des lieux interstitiels (graffiti, espaces délaissés et en friche) ou prennent encore la forme d’appartenances nostalgiques à des lieux.
Circulations transnationales des lieux de mémoire : mondialisation, mise en tourisme
Le monde globalisé actuel recompose également profondément les manières dont les lieux de mémoire sont mobilisés, mis en scène et investis. Ils n’échappent pas non plus à une logique économique globalisée et peuvent devenir des ressources économiques et touristiques tournées vers l’extérieur. Les acteurs de l’aménagement urbain dans les villes des pays du Golfe proposent au touriste de visiter le Louvre ou le musée Guggenheim dans le Saadiyat Cultural District à Abu Dhabi, et de découvrir le passé bédouin de Dubaï et la culture de la perle en visitant le Heritage Village. Ces ersatz n’en constituent pas moins une fabrique ex nihilo d’authenticité, au service d’un marketing territorial dans un contexte de compétition urbaine globalisée. La fabrique des lieux de mémoire emprunte aussi à une circulation mondialisée d’idées, de modèles, de concepts et d’acteurs. 2010 signe l’année de l’ouverture de Mleeta (au sud du Liban), haut lieu et musée de la résistance du Hezbollah, parti politique chiite, qui a pour ambition de se placer sur la carte mondiale des sites de tourisme mémoriel en s’inspirant et en s’appropriant des normes et des modèles mémoriels et touristiques mondialisés.
Expressions mémorielles alternatives et diffuses :
des lieux de mémoires a-spatiaux et extraterritoriaux
Plusieurs pays du Maghreb et du Moyen-Orient ont des communautés diasporiques et des populations aux trajectoires migratoires diverses. Avec l’affirmation des réseaux sociaux multimédias, la spatialisation des mémoires est de plus en plus hybride et labile : elle prend la forme de réseaux virtuels, s’exprime à travers l’espace du web et le contenu discursif et imagé des sites Internet, des forums de discussion virtuels et des réseaux sociaux. Ces lieux de mémoires a-spatiaux et extraterritoriaux évoluent en archipels et en constellations dépassant le cadre d’inscription territoriale des mémoires. Ces modalités virtuelles d’incarnation du triptyque mémoires/groupes/appartenances territoriales constituent désormais un moyen d’expression pour une multiplicité d’acteurs n’ayant pas accès directement aux lieux et aux espaces de mémoire. En situation de migrations et d’exil, des communautés diasporiques, telles celle des juifs du Maroc, expriment sur des modalités discursives nostalgiques une appartenance à leurs villes d’origine. En situation d’exil, des groupes ayant été expulsés de leur territoire d’appartenance historique, comme les Palestiniens ou les Arméniens, mobilisent l’espace virtuel pour y inscrire leurs revendications mémorielles alternatives jusqu’à en faire des « territoires de substitution » (Picaudou, 2006). Ainsi, l’un des enjeux du musée palestinien, ouvert à Birzeit en 2016 et conçu également comme un « musée sans frontière », est de toucher la diaspora palestinienne à travers le monde, grâce à la dématérialisation de collections et l’organisation de visites virtuelles via son site Internet. C’est enfin un moyen d’inscrire des revendications mémorielles dans une situation de guerre ouverte. Depuis le début du conflit syrien en 2011, plusieurs groupes issus de la société civile syrienne, en exil ou sur place, se saisissent de l’espace virtuel pour construire un espace mémoriel qui œuvre à mettre simultanément en mémoire l’espace patrimonial syrien éprouvé par le conflit mais aussi l’espace syrien produit par le conflit (notamment The Creative Memory of the Syrian Revolution, site Internet ouvert en 2011, qui archive et cartographie les expressions intellectuelles et artistiques de la révolution). Ces ubiquités spatiales et temporelles bouleversent encore la question des rythmes et des lieux potentiels de mises en mémoire en instaurant une quasi-instantanéité d’expression mémorielle propre au régime contemporain d’historicité présentiste.