La notion de logement social a connu des fortunes diverses dans les pays du Maghreb depuis son invention au début du XXe siècle en France, à travers la mise en œuvre en 1912 de la politique des habitations à bon marché. Pour la première fois dans l’histoire contemporaine, un État souverain européen conquérant se dotait d’une politique de logement social dans le sens moderne du terme, c’est-à-dire d’une politique publique comme forme d’intervention directe ou indirecte de l’État dans la production et la distribution de logements destinés explicitement à des couches sociales préalablement identifiées et catégorisées : les classes populaires démunies. Et c’est donc, en quelque sorte, quasi naturellement que l’administration française férue d’hygiénisme et d’urbanisme moderne et bien pensé allait importer cette catégorie dans ses nouveaux protectorats du Maroc et de Tunisie, mais également dans une Algérie colonisée depuis des dizaines d’années déjà où s’étaient illustrées des expériences de villages de colonisation et autres utopies fouriéristes destinées avant tout aux colons européens.
Les premières expériences algériennes et les débats
sur le logement du plus grand nombre au Maroc
Bien avant le Maroc avec les projets de Michel Écochard et sa fameuse trame 8 × 8 (des petites unités d’habitation évolutives, édifiées sur des parcelles de 8 m sur 8) réalisée dans le cadre de ce que cet urbaniste appelait en 1946 « l’habitat du plus grand nombre », euphémisme désignant les populations bidonvilloises marocaines s’entassant à Casablanca, c’est en Algérie que furent implantées les premières cités d’habitations à bon marché dont la nature et le montage étaient directement inspirés de ce qui se faisait en métropole. René Lespès signale dans son ouvrage sur Alger la création, le 30 janvier 1920, d’un office municipal d’habitations à bon marché par la municipalité d’Alger, sur les terrains militaires du Champ de Manœuvre situés dans le quartier de Mustapha (Lespès, 1930, p. 434).
Cependant, malgré son origine républicaine et métropolitaine, ce nouveau concept ne s’adressait qu’aux populations d’origine européenne. Les musulmans locaux, non éligibles à cette politique de logement social, bénéficieront quelques années plus tard de cités d’« habitat indigène » sur les hauteurs de Bab El Oued. On retrouve ainsi, au Maroc, l’existence d’un débat entre urbanistes éclairés « teintés de supériorité protectrice » (Pinson, 1997) sur le logement destiné aux Marocains pauvres, dans la foulée des études sur Casablanca développées par l’architecte/urbaniste Henri Prost, premier Grand prix de Rome. En revanche, la question de la nature des logements à construire pour les pauvres « indigènes » algériens fut seulement tranchée en 1953 quand la municipalité libérale de Chevallier fit appel à l’architecte Fernand Pouillon pour concevoir et réaliser les premiers grands ensembles de logements collectifs sociaux de la ville d’Alger tels Diar El Mahçoul, Diar Es Saada, Climat de France, etc.
Tout en les contredisant, ces programmes faisaient écho aux idées d’habitat évolutif préconisées « pour le plus grand nombre » par Michel Écochard à Casablanca, malgré leur caractère particulier : immeubles construits en pierre taillée importée de France et style attentif à récupérer le vocabulaire architectural traditionnel. Ils inauguraient alors en fanfare, par une action d’éclat, l’ère des grands ensembles d’habitat collectif qu’allait apporter, à partir de 1958, le Plan de Constantine voulu par le président français De Gaulle comme instrument de récupération politique de la « rébellion algérienne ».
Ainsi, à la veille des indépendances, se déploient deux conceptions quasi opposées du logement social. D’une part, la conception marocaine de « lotissements d’habitat économique », laquelle, malgré les velléités d’inculcation à la « modernité » soulignées par Écochard, n’en était pas moins un habitat explicitement destiné à des migrants ruraux venus en ville. De style marocain ou « marocanisé », cet habitat n’était rien d’autre qu’un habitat pour les pauvres. D’autre part, en Algérie, une conception beaucoup plus moderne en ce qui concerne la forme des logements, englobant d’emblée une connotation plus politique, continuait à sévir et à servir les gouvernants. En effet, la manipulation de la symbolique de l’habitat et de l’urbanisme civilisateurs, présente depuis la conquête de l’Algérie à travers la création des villages de colonisation, retrouvait à travers le Plan de Constantine et ses avatars post-indépendance un nouveau souffle et une nouvelle dimension. Le nouvel État national créé sur les décombres de la guerre de libération allait, paradoxalement, reprendre à son compte cette vertu « civilisatrice » du logement moderne collectif, via l’achèvement, au début des années 1970, des programmes du Plan de Constantine et, ensuite, à travers la codification de la nouvelle doctrine « socialiste » du logement dans le décret paru en 1974 portant sur les zones d’habitat urbain nouvelles.
Du logement social « pour tous »
aux grands ensembles standardisés de la périphérie
À la doctrine sociale héritée de la période coloniale qui avait inventé, en plus de la catégorie juridique d’« indigène », l’autre catégorie socio-économique d’« indigent », c’est-à-dire de pauvre passible d’un traitement social et résidentiel particulier, s’opposait une nouvelle vision « socialiste » de l’« homme urbain nouveau », paré des vertus de la rationalité et de la modernité. Tous les Algériens devaient, si l’on peut dire, être logés à la même enseigne : le même type de logement pour tous, du cadre supérieur au planton.
Il aura donc fallu attendre les réformes économiques et sociales radicales de 1994, dans la foulée de « l’ajustement structurel » de l’économie préconisé par le FMI, pour que l’Algérie entre en vertu libérale et qu’elle reformate ses programmes sociaux de manière plus ciblée. Et c’est, en effet, à partir de 1996 que se dessine la nouvelle politique du logement construite autour de la réhabilitation de la catégorie logement social avec l’invention du « logement social locatif », destiné aux couches sociales démunies (moins de deux fois le SNMG ou salaire national minimum garanti), suivie, quelques années plus tard, par la formule dite de « location-vente » (ou « formule AADL ») destinée aux couches intermédiaires.
À la différence cependant du Maroc et de la Tunisie voisines où l’essentiel de la politique du logement social est construite autour du concept d’« aide à la personne », par la mise en place de crédits bancaires et autres dispositifs d’aides publiques directes octroyées aux auto-constructeurs, les pouvoirs publics algériens optent pour « l’aide à la pierre », c’est-à-dire par l’injection de subventions indirectes de toutes sortes dans toutes les nouvelles formules de logement. Une étude de la Banque mondiale, réalisée en 2004, montre bien ce paradoxe d’un État devenant de plus en plus un État « hyper social » au fur et à mesure qu’augmentaient ses ressources tirées de la fiscalité pétrolière. Si bien que, entre 2004 et 2018, plus de 3 millions de logements, toutes formules confondues, mais essentiellement des logements sociaux classés dans la catégorie inférieure de ciblage, à savoir les logements sociaux locatifs, auront été réalisés et distribués.
Les « pauvres » et la couche sociale moyenne inférieure se trouvent ainsi abondamment servis par la manne pétrolière, mais cependant dans des grands ensembles standardisés, sans grande prétention urbanistique, dans des périphéries souvent très éloignées de la centralité urbaine réelle et symbolique. Cette situation rappelle quelque peu ce qui s’est passé au Maroc voisin, où les ambitieux programmes royaux de logements sociaux de la dernière génération – 100 000 logements par an ou Villes sans bidonvilles – se sont éloignés du modèle de Michel Écochard, proposant des paysages urbains faits de la juxtaposition des grands ensembles de logements collectifs, à l’habitat répétitif et également situés dans des périphéries lointaines.
Par-delà les différences de structures politiques, de gouvernance et de paradigmes d’action sociale existant dans les trois pays maghrébins, on constate ainsi de curieuses convergences dans les manières avec lesquelles se fabrique l’intégration sociale des couches sociales démunies dans l’espace urbain : un cantonnement dans des marges qui ne disent pas leur nom.