La définition de « loisir » est rarement précisée dans les écrits savants. Son acception moderne comme espace de temps habituellement libre que laissent les occupations et les contraintes de la vie courante (travail et sommeil principalement) n’a, par ailleurs, pas d’équivalent parfait en arabe. Pour autant, les populations urbaines du Maghreb et du Moyen-Orient se ménagent ces espaces de temps libre, malgré la fréquente pluriactivité comme stratégie de survie économique. La question n’est pas ce que sont ces loisirs, mais ce que l’on en fait ; ces activités (loisirs par métonymie) varient avec les territoires et les catégories sociales et de genre.
De quel loisir parlons-nous ?
Il s’agit ici du loisir urbain dans les espaces publics : il n’est pas certain que les loisirs domestiques, aujourd’hui dominés au Maghreb et au Proche-Orient par la consommation des chaînes satellitaires ou la pratique des « réseaux sociaux » sur Internet, soient propres aux populations urbaines. L’attrait réel des villes, mondes de la civilisation au Maghreb et au Proche-Orient (hadâra, civilisation établie sur un fondement urbain), réside en grande part dans la spécificité des activités qui constituent cette catégorie mal définie de loisir. Les habitants travaillent dans un quartier, mangent et, à leur domicile (de plus en plus fréquemment situé dans un autre quartier), vaquent à leurs occupations domestiques familiales et dorment. Le loisir est l’espace de temps ménagé pour sortir de cette routine. Le café est-il un loisir ? On sait le caractère institutionnel de ces établissements dans cette région, mais l’homme qui s’y rend chaque jour pour jouer aux dominos ou à la tawla (variante du backgammon) avec ses pairs, y payer sa tournée – parce qu’il aura cette fois perdu au jeu – le décrira-t-il comme un loisir, ou comme une nécessaire récréation ? Moments exceptionnels et ritualisés de la vie urbaine, on pourrait ici évoquer les fêtes et célébrations, mais les mariages et fêtes patronales ressortissent-ils des loisirs ou des obligations sociales et religieuses ? On considèrera rapidement les sorties dans des établissements spécialisés (de sport ou de divertissement) et, avec plus d’attention, celles où le cadre urbain est lui-même la destination (promenade, lèche-vitrines, pique-nique).
Établissements spécialisés
Toutes les villes offrent des infrastructures sportives : les municipalités ménagent à tout le moins des terrains de football et, initiatives privées ou publiques, l’on compte des piscines, des salles de sport, voire des patinoires. La pratique du football est, de loin, la plus populaire et les passions footballistiques liées au soutien de son équipe construisent une part de l’identité des villes. Depuis une quinzaine d’années, les salles de musculation rencontrent aussi un véritable succès masculin qui a à voir avec une convention mondialisée du corps. Pour le reste, on pourrait faire l’inventaire des établissements sportifs, mais ils mobilisent souvent de faibles effectifs de la population urbaine. La pratique du sport est différemment en usage au Maghreb et au Proche-Orient : si par exemple à Rabat, dans le bois de l’Agdal, la course à pied (et la pratique d’un parcours de santé fléché) est commune (pour les hommes en particulier), elle est réservée aux enceintes de clubs privés au Caire (le Nādī al-Gezīra, par exemple). À vrai dire, les activités de plein air sont peu pratiquées – notamment le jardinage –, sinon la pêche, sur le fleuve ou, surtout, sur le front de mer, à Beyrouth ou à Istanbul par exemple. En revanche, la pratique des bains de mer est devenue populaire après avoir été l’apanage des classes bourgeoises qui se sont confinées ailleurs (resorts privés ou éloignés des centres). Les établissements urbains de divertissement par excellence sont les théâtres et les cinémas. Les récitations publiques traditionnelles de la geste des Beni Hilāl, du roman de Baybars ou d’Antar n’ont plus lieu en monde urbain, sinon dans quelques fêtes patronales. La première salle de théâtre moderne est celle inaugurée en 1800 au Caire sous l’occupation française (suivront au XIXe siècle des théâtres à Damas et à Beyrouth). Aujourd’hui, de nombreuses pièces politisées et d’avant-garde sont produites, mais au Caire c’est une forme de théâtre de boulevard qui draine le public le plus nombreux. Les sorties les plus populaires sont aujourd’hui celles au cinéma. Le spectre social de fréquentation est large comme l’est la variété des salles, celles des centres-villes, populaires et souvent vieillissantes, et celles des multiplexes chics des nouveaux centres commerciaux en proche périphérie. En Égypte, cette fréquentation est largement soutenue, en dépit des blockbusters américains, par une ancienne et puissante production cinématographique (distincte du sporadique « cinéma d’auteur » du Maghreb et du Proche-Orient). Au registre des divertissements, on ne compte pas de bals, peu de discothèques, mais sont appréciés au Caire les cabarets qui font office de cafés-concerts interlopes. Restent les parcs d’attractions : rarement dans les centres urbains, du fait des dimensions de leurs équipements, ils forment des insularités spatiales consacrées à l’enfance et tournées vers le féerique et le jeu. La gamme est variée, la plupart des centres urbains en possèdent d’anciens, aujourd’hui décatis, mais au prix d’entrée modeste, et de plus récents. On trouve aussi des parcs à thèmes, aux standards internationaux et visant une clientèle plus fortunée et cosmopolite. Dubaï, en particulier, propose pléthore de parcs, dont le Bollywood Parks Dubai, bien sûr le Ski Dubai, le Legoland Dubai et même prochainement le Holy Quran Park.
La promenade au jardin
La situation économique d’une écrasante majorité des populations urbaines du Maghreb et du Proche-Orient ne leur permet pas un accès à nombre d’activités durant leur loisir. La promenade, elle, est gratuite, mais elle est bien plus que cela : elle fait la ville. Le jardin public, lui, est accessible et c’est plus que des plantes que les urbains viennent y chercher. De Rabat à Istanbul en passant par Le Caire, les nombreux jardins publics, une invention du XIXe siècle, tout comme le sont les formes d’espaces publics des centres-villes, connaissent de francs succès de fréquentation. Un inventaire de ces jardins publics montrerait la richesse de leurs formes et de leur histoire, en même temps que des régularités d’usage. Le jardin est l’espace des promenades ou des pique-niques en famille le week-end et des flirts amoureux, plus ou moins clandestins. À ces jardins homologués, il faut ajouter d’autres espaces verts utilisés comme des jardins d’agrément, bien que leurs aménageurs les aient programmés comme des ronds-points enherbés, de la simple pelouse sous auto-pont ou de la végétalisation pour combler des vides urbanistiques. Même Le Caire – qui semble à beaucoup une mégapole coulée sous l’asphalte et suffocant sous la poussière – est pourtant constellé de jardins et d’espaces verts, de ficus géants, acacias, flamboyants, qui fleurissent sur les avenues et dans les ruelles, de bacs à fleurs sur les trottoirs et les balcons, issus d’activités jardinières municipales ou des résidents et commerçants, prenant sur l’espace public. Le jardin public est cet espace singulier qui accueille aussi des formes de sociabilités festives inconnues des autres espaces urbains : les rues désertées du centre-ville ne laissent en rien deviner ce qui se passe dans les jardins. Le cadre vert, les pièces d’eau, la coprésence de ses semblables sont appréciés et recherchés dans les jardins publics. Une norme cependant est la « lisibilité ». Le jardin doit offrir une lecture claire : ce « panoptique » est également perçu par les usagers comme une sécurité. Le loisir au jardin ne vise pas à se protéger en se mettant à l’abri du regard, au contraire. La présence massive des familles est la meilleure justification pour exiger des individus des poses décentes, moralement normées, et se présenter comme groupe familial permet l’accès « légitime » à ces espaces. Les femmes accèdent à ce loisir urbain en respectant une véritable figure imposée : la sortie en famille. Cette « famille » annexe bien souvent des sœurs de la mère, des cousines, etc., tant qu’un chaperon crédible est présent. La famille nucléaire est la configuration la plus classique pour les sorties aussi bien diurnes (jardins publics ou lèche-vitrines) que nocturnes (cafés en terrasse, flâneries sur la promenade des grands axes).
La promenade en ville
L’espace de la promenade est souvent le tissu urbain même de certains territoires aux qualités spécifiques. Il y a, d’une part, les grandes promenades : chaque ville a ses paseo ou passeggiata, comme des bords de fleuves ou des corniches littorales (au Caire, à Beyrouth, Alexandrie, Abu Dhabi, Alger, Rabat, etc.). Au Caire, l’avenue de Choubra ou, à Rabat, le boulevard Mohammed V étaient parmi les lieux de promenade favoris des classes aisées locales et européennes au XIXe siècle, construisant là les modalités d’un loisir bourgeois « sain », depuis largement repris et accommodé par les classes populaires. Ensuite, selon des modalités différentes, l’espace même des centres-villes a formé un terrain de promenades. La ville ancienne au Maghreb et au Proche-Orient a pu être analysée comme une ville sans espace public, parce qu’elle apparaît comme une somme de segments privés, de quartiers ou micro-quartiers – la hâra du Caire islamique, par exemple, dont les portes se refermaient la nuit – où primait et prime souvent encore l’interconnaissance dans un entre-soi resserré, une société de proximité. Les espaces urbains de la ville moderne, inspirée de l’architecture occidentale, généralement créés ex nihilo à côté de l’ancien tissu urbain résidentiel et marchand, offrent un territoire tout à fait différent, non seulement sur le plan de l’architecture et de la morphologie – le projet global de modernisation passant par l’élargissement du réseau viaire, l’assujettissement de l’espace aux impératifs de la mobilité et de la consommation et le développement de nouvelles pratiques de loisirs comme le théâtre, l’opéra, le cinéma, les restaurants, les grands magasins, etc. –, mais aussi de ses qualités sensibles. Les quartiers les plus récents, qu’ils soient populaires (quartiers pauvres ashwaiyyât en Égypte, gourbivilles en Tunisie, bidonvilles au Maroc ou « en infraction » en Syrie, tous dits « informels » parce que construits sans plan d’occupation du sol) ou des classes aisées (les « nouvelles villes » de type gated communities) n’offrent pas ces qualités urbaines. Ces quartiers « centraux » des villes du Maghreb ou du Proche-Orient (les dénominations récentes de wast al-balād, wast al-madīna ou markaz al-madīna et markazī selon les villes renvoient toutes à leur centralité), formellement conçus, comme les jardins publics, pour promouvoir l’ethos bourgeois (et finalement à destination d’un public bourgeois) du XIXe siècle, ont vu presque tous leur fréquentation changer à partir de la seconde moitié du XXe siècle ; un public a remplacé l’autre. En Égypte, avec la révolution de 1952, une partie de cette bourgeoisie a été déclassée. Les quartiers du centre-ville et les jardins publics ont connu progressivement la même déqualification sociale. Ils ont été massivement investis par les couches populaires qui y ont développé de nouveaux codes ; la promenade est toujours là, mais ses attendus et ses modalités ont muté : on apprécie le lèche-vitrines des magasins aux prix affichés ; on profite de jus de fruits et de glaces, et de la restauration de rue. On sort de son quartier d’interconnaissance [nazel el-balâd, descendre en ville] pour goûter à cette ville où s’apprécie un espace d’anonymat, où l’on peut se défaire de la pesanteur de sa société de proximité, du contrôle moral et social des uns sur les autres et se déprendre un temps des soucis quotidiens. Cependant, ce qui prime aujourd’hui dans ces déambulations, c’est la quête d’une ambiance [jaw] urbaine caractérisée par l’animation. Ces promeneurs créent et recherchent des atmosphères précises, ils participent à un certain spectacle que la ville engendre en se regardant elle-même. La promenade de loisir n’est pas anodine, elle peut être apprentissage d’autres mondes sociaux ou revendication : d’une inscription dans un espace urbain et national pour les jeunes réfugiés palestiniens au Liban qui parcourent les corniches de bord de mer ou les centres-villes ; d’une inscription identitaire mondialisée des jeunes Émiriens dans un coffee shop Starbucks à Abu Dhabi. La promenade évolue : de Dubaï à Rabat, les nouveaux espaces commerciaux des shopping malls, bien que privés, sont des espaces de promenade également, incarnant des valeurs et des images renvoyant à la mondialisation et à la culture de consommation. Ces centres commerciaux sont parfois immenses : Citystars, aux marges du Caire, avec plus de 600 boutiques et services, serait parmi les plus grands complexes du genre à l’échelle mondiale. À l’opposé, on assiste à une forme de retournement : au Caire par exemple, avec la mise en valeur de certaines parties de la vieille ville et en particulier la zone du Khan al-Khalîlî à destination, a priori, du tourisme (qui fait largement défaut depuis la révolution), un public de classe moyenne vient fréquenter ces espaces rénovés et piétonnisés (en 2008) de la rue al-Mu’izz, entre la mosquée al-Hussein et Bāb al-Futūh, dans ce secteur que le gouvernement, dès 1997, voulait transformer en « musée à ciel ouvert ».