Médinas

D’abord villes puis simples quartiers, tantôt marges urbaines, tantôt patrimoines, les médinas à l’époque contemporaine ont des statuts changeants. Colonisations, indépendances et construction des États-nations, révolutions industrielle puis touristique – des origines du tourisme à l’avènement du tourisme de masse –, exode des colons puis exode rural sont autant de facteurs politiques, économiques et démographiques qui ont modifié la place symbolique des médinas dans les agglomérations, mais aussi leur matérialité, jusqu’à ce que l’inscription de certaines d’entre elles au titre du patrimoine mondial de l’Unesco ne stabilise leur statut. Si la patrimonialisation des médinas maghrébines semble faire aujourd’hui l’unanimité, elle est issue d’un processus non linéaire, fait d’avancées et de reculs, les médinas ayant été maintes fois valorisées, reléguées, puis de nouveau sorties de la marge.

Les recherches qui, depuis les décolonisations, étudient les politiques urbaines et patrimoniales menées en médinas et la manière dont les populations locales les investissent ou pas ont distingué trois phases de mutations : la colonisation, la construction des États-nations et la labellisation au titre de patrimoine mondial.

Époque coloniale : des destructions
aux premières politiques de patrimonialisation

Les premières mutations d’envergure des villes maghrébines à l’époque contemporaine, portées par la puissance publique, s’engagent avant la période coloniale, en Algérie et en Tunisie où les Tanzimât, réformes de l’Empire ottoman promulguées à partir de 1839, créent le premier arsenal administratif et législatif contemporain dédié à l’aménagement urbain. Mais à l’époque coloniale, la physionomie des villes maghrébines se transforme à une vitesse et à une échelle inégalées, certes dans des configurations différentes selon les territoires.

En Algérie, les destructions militaires sont importantes durant les premières années de colonisation. La partie basse de la Casbah d’Alger est purement et simplement détruite et, à Constantine, on perce des boulevards en lieu et place de l’habitat vernaculaire. Ce qu’il reste des quartiers anciens se paupérise. Une fois la conquête militaire achevée, l’architecture vernaculaire est réévaluée, quelques monuments sont protégés et l’ampleur des destructions se réduit, même si des projets radicaux perdurent. Les plans Obus du Corbusier (1932-1933) sont, à ce titre, exemplaires. La ville ancienne d’Alger est agrandie suivant des principes fonctionnels et des formes en radicale rupture avec la ville vernaculaire, bien que l’architecte franco-suisse ait reconnu la « poésie » de celle-ci.

En Tunisie, le développement de la capitale pendant la période ottomane alimente la croissance de deux faubourgs, puis la colonisation accélère l’essor hors les murs avec la création d’une ville dite « européenne », comme ce sera le cas aussi à Sousse, Sfax, Kairouan, etc. Les villes anciennes, elles, connaissent des mutations liées à l’arrivée des colons. Des édifices anciens sont transformés pour abriter les logements des Européens et les nouvelles institutions. Les remparts subissent des transformations ou sont partiellement détruits. De multiples projets de percées sont envisagés, sans effet. Comme en Algérie, il faut attendre le début du XXe siècle pour qu’apparaisse une volonté de protéger les édifices anciens (essentiellement des mosquées et des médersas), avant que ne soient patrimonialisées des entités urbaines (les souks de Tunis ou la médina de Kairouan), selon une politique clairement inspirée par celle que le maréchal Lyautey met en place dans le protectorat que la France vient alors d’instituer au Maroc. L’expérience algérienne est érigée en contre-exemple par le premier résident général Lyautey et ses architectes/urbanistes.

Afin d’offrir les meilleures conditions de vie aux colons, de limiter le mécontentement des Marocains, tout en préservant le potentiel touristique du pays dont les médinas apparaissent déjà comme le joyau, les autorités décident d’établir des villes nouvelles à côté des médinas. Celles-ci conserveront ainsi leur physionomie générale : leurs remparts et les spécificités de leur trame viaire ; leurs monuments jugés remarquables – mosquées, médersas et palais – seront restaurés. Une législation novatrice est promulguée afin de construire la figure patrimoniale des villes anciennes qui sont désormais pensées comme des ensembles : le patrimoine n’est plus seulement monumental, il est urbain. Cela ne signifie pas que les médinas ne connaissent pas de transformations : rares percées, adaptations des remparts aux besoins nouveaux, créations de lotissements intra-muros dans les quartiers non centraux, etc. Aux yeux des urbanistes et des architectes, les médinas peuvent constituer un modèle transposable aux conditions de vie contemporaines des Marocains. Ainsi, les architectes en charge de construire, extra-muros, des quartiers réservés aux populations locales s’en inspirent-ils, à l’instar d’Albert Laprade, Auguste Cadet et Edmond Brion, pour le quartier des Habous à Casablanca (1919-1935).

Construction des États-nations :
remise en cause des valeurs conférées aux médinas

Les indépendances marquent une nouvelle rupture. À Alger, ce qu’il reste de la Casbah sert de repaire aux moudjahidines pendant la bataille éponyme, augurant la reconquête symbolique de l’ancienne cité. En Tunisie et au Maroc, les ressortissants maghrébins qui en ont les moyens quittent les médinas pour s’installer dans les quartiers extra-muros désertés par les colons européens rentrés en France. L’exode rural amorcé pendant la colonisation se poursuit et les médinas deviennent des espaces de relégation sociale, où s’installent les plus pauvres. On parle alors de paupérisation, taudification, soukalisation, oukalisation, ruralisation, gourbivillisation, bazardisation, ou encore de sous-intégration, renforcées, sinon produites, par un exode rural massif conjugué à un rejet des élites. Le bâti ancien déjà endommagé durant la colonisation continue de se dégrader. Certains dirigeants accompagnent ce délitement, à l’instar du président Bourguiba qui stigmatise les médinas, signes de l’« arriération » du pays, en inadéquation avec le projet politique de modernisation qu’il prétend porter. C’est à ce titre qu’il envisage dès la proclamation d’indépendance de percer un large boulevard bordé d’immeubles en plein cœur de la médina de Tunis, projet qu’il relancera plusieurs fois sans succès, contrairement à Monastir où il réalisera cinq percées. Comme souvent, le vandalisme contemporain génère des prises de conscience patrimoniales. Les desseins bourguibiens font réagir une partie de la société civile qui considère les villes anciennes non pas uniquement comme un espace paupérisé et délaissé, mais comme le lieu d’affirmation de la citadinité et un patrimoine à préserver.

Les médinas au patrimoine mondial, et après ?

Un nouveau renversement de valeurs s’opère à partir de la fin des années 1970, avec le classement des médinas par l’Unesco (Tunis en 1979, Fès en 1981, la Casbah d’Alger en 1992, etc.), même si persiste un hiatus entre la réalité du terrain et les discours officiels unanimes qui valorisent les espaces urbains anciens. Tunis connaît de nouveaux projets urbains d’envergure, mais sous-tendus cette fois par une volonté d’intégration au site, à l’instar du quartier de la Hafsia qui a reçu le prix Aga Khan en 1983. Tandis qu’à Alger, non seulement la Casbah patrimonialisée demeure une marge sur le plan social, mais aussi les destructions se poursuivent en toute impunité. D’autres espaces, qui drainent d’importants flux touristiques, connaissent au contraire de rapides processus de gentrification. En Tunisie et au Maroc, en particulier, certains quartiers anciens massivement quittés par la bourgeoisie au cours des XIXe et XXe siècles sont aujourd’hui le théâtre d’un « retour au centre-ville ». Artistes, investisseurs et touristes les réinvestissent et modifient l’image de ces quartiers, mais induisent quelques effets pervers comme la marginalisation des populations pauvres évincées du marché immobilier des médinas requalifiées. Le cas de Marrakech est à ce titre exemplaire. Colonisation puis indépendance, industrialisation puis mise en tourisme sont quelques-uns des facteurs politiques, économiques et culturels qui, maintes fois à l’époque contemporaine, ont modifié l’équilibre des villes d’Afrique du Nord. Depuis l’inscription de certaines de ces villes au patrimoine mondial, la valeur symbolique des médinas semble s’être stabilisée d’un point de vue institutionnel, bien que ces anciens quartiers continuent de connaître des programmes de réhabilitation (ainsi, récemment, des foundouks de Fès) et des formes nouvelles d’appropriation, liées à l’évolution des populations et de leur mode de vie.

Les villes anciennes du Maghreb classées au patrimoine mondial de l’Unesco :

– Tunisie : médina de Tunis, 1979 ; médina de Kairouan, 1988 ; médina de Sousse, 1988.

– Maroc : médina de Fès, 1981 ; médina de Marrakech, 1985 ; ville historique de Meknès, 1996 ; médina de Tétouan, 1997 ; médina d’Essaouira, 2001 ; El Jadida, 2004 ; ville historique de Rabat, 2012.

– Algérie : Casbah d’Alger, 1992.


Auteur·e·s

Mus Charlotte, historienne, École nationale d’Architecture de Paris-La Villette


Citer la notice

Mus Charlotte, « Médinas », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/medinas/