Mosquées

Dès son origine, la mosquée a acquis un rôle polyvalent dans les sociétés musulmanes. Espace référentiel et symbolique, elle représente, au-delà du fait proprement religieux, un univers d’appartenance culturelle et communautaire : le mot principal qui la désigne, jami’, vient de la racine « rassembler ». C’est l’endroit affecté à la prière et à l’accomplissement des devoirs envers Dieu [masjid, lieu où l’on se prosterne], mais la mosquée est aussi un espace de sociabilité où l’on se réunit pour discuter des problèmes moraux et politiques, des questions sociales et économiques de la communauté des croyants [oumma]. De ce fait, elle constitue un enjeu social et de pouvoir dans la ville.

La reconversion symbolique de l’urbain

Foyer de production et de transmission de la pensée et du discours (célèbres sont les mosquées-universités telles la Qarawiyyin à Fès, la Zeitouna à Tunis, al-Azhar au Caire), l’institution n’a jamais été exempte d’usage politique. Et si elle constitue un espace sacré et inviolable, l’emploi de la violence n’y est toutefois pas étranger, comme en témoignent encore nombre d’événements contemporains – on peut se souvenir de la sanglante prise d’otages dans la Grande Mosquée de La Mecque en novembre 1979.

Son statut spatial relève à la fois d’un caractère communautaire et public où tous les musulmans sont admis, en précisant ici que les femmes y prient dans des espaces séparés. Dans les pays du Maghreb persiste l’interdiction d’accès aux non-musulmans, héritage d’une jurisprudence émanant des autorités coloniales françaises. Au Moyen-Orient, elles leur sont souvent accessibles, hormis dans le cas des mosquées abritant les tombeaux des saints de l’islam et, bien sûr, dans les lieux saints de La Mecque et autres mosquées d’Arabie saoudite. Les services attenants en font un « équipement spatial structurant » car ces annexes correspondent à toute une gamme de services collectifs de la vie quotidienne et de quartier : librairies religieuses, écoles coraniques, commerces et services nobles, bijouteries, pharmacies ou bureaux de notaires, mais aussi les équipements plus usuels tels que hammams, fours à usage public, échoppes, marchés, coiffeurs, etc.

Au cours de la période coloniale dans les grandes villes du Maghreb, les mosquées ont représenté un enjeu de pouvoir pour les leaders nationalistes ; mais, à partir de la fin des années 1970, notamment à la suite de la révolution iranienne, la construction ou l’affectation de dizaines de mosquées dans la plupart des quartiers, soit de la part de l’État, via les habous au Maghreb ou les waqf au Machrek (ministères des biens religieux), soit de la part de riches donateurs, de communautés de quartier ou de simples croyants, semble traduire une restructuration sociale et territoriale en référence à l’islam. La diffusion des salles de prières dans le tissu urbain (lieux de travail, gares, universités, marchés, etc.) illustre l’évolution du statut de ces espaces. On pourrait arguer que les lieux de culte, dès le dernier quart du XXe siècle, auraient repris leur rôle passé d’« espace totalisant » de la vie sociale. Mais, à mieux y regarder, dans les villes marquées par la domination coloniale, la mosquée assume après les indépendances la fonction de vecteur apte à (ré)intégrer au sein de la culture partagée de l’islam des espaces qui en étaient exclus, comme les quartiers d’habitat européen, relevant d’un ordre urbain profane ou chrétien. La multiplication des mosquées répond aussi aux défaillances de l’État en matière d’équipements socio-culturels, surtout dans les périphéries urbaines : elles s’affirment dès lors comme des espaces-refuge, du repli identitaire et de la résurgence d’un modèle d’urbanité traditionnelle arabo-musulmane. Au Maghreb et au Machrek, sous la poussée fulgurante de l’urbanisation accompagnée par la fragmentation sociale et spatiale des structures des grandes villes, ce phénomène témoigne d’un remarquable processus de « reconversion » symbolique et confessionnelle des espaces urbains.

Les territoires des mosquées :
enjeux urbains, sociaux et politiques

La prolifération des mosquées dans la wilaya de Casablanca est considérable dans les dernières décennies du XXe siècle : on en dénombrait presque 300 en 1995 contre 214 en 1984 et à peine une soixantaine au début des années 1960, concentrées pour la plupart dans l’ancienne et la nouvelle médina et dans les bidonvilles. Deux aspects sont à noter : le poids des mosquées dites « privées » (environ 200) par rapport à celles relevant des habous ; l’importance de celles habilitées à la khoutba [le prêche du vendredi] dépassant la centaine. L’ampleur du phénomène contraste avec la vision aménagiste de cette période. Curieusement, dans les pages du schéma directeur du Grand Casablanca conçu par le cabinet de Michel Pinseau (1984), les mosquées n’apparaissent pas ; plus étonnant encore, le mot « mosquée » y est totalement absent ! Cela montre que les logiques d’un urbanisme d’émanation occidentale – fonctionnalistes et de surcroît sécuritaires – contredisent la réalité des pratiques sociales et religieuses.

Dans les grandes villes marocaines, trois « cycles » permettent de décrypter cette émergence des mosquées.

En premier lieu, au cours de la période 1975-1985, l’État, presque par choix politique, a encouragé la construction des mosquées, notamment par le truchement de la spéculation foncière en consentant au développement de l’habitat clandestin ou à la construction en dur dans les bidonvilles. Il s’agissait presque d’une équation : lotissement privé = mosquée. Ce régime de laisser-faire a permis à l’État d’amortir les tensions sociales, de stabiliser par cet exutoire les investissements économiques et immobiliers des classes moyennes et de renouer les clientèles et les réseaux de notabilité locale. Plusieurs cas de figure sont à l’œuvre : soit les promoteurs entament les travaux après avoir bâti une mosquée qui, dès lors, devient un gage permettant la modification plus au moins autorisée de l’affectation du sol (passant par exemple du statut agricole à résidentiel) ; soit, afin de faciliter l’octroi du permis de construire, un projet de lotissement est soumis aux autorités en prévoyant sur les plans l’emplacement d’une mosquée ; soit, dans d’autres cas, la mosquée est réalisée à la suite d’une action collective d’un groupe de voisins ou d’une communauté de quartier ; soit, enfin, dans le cas de l’habitat précaire d’un bidonville, l’édification en dur d’une mosquée devient une garantie symbolique et matérielle contre son éradication. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que l’édification ou l’aménagement d’une salle de prière facilite l’octroi de dérogations au Code de l’urbanisme de la part des autorités.

Un deuxième cycle – en partie contemporain du premier – montre que la dynamique de diffusion des mosquées a été captée par les islamistes. C’est la grande période des prêcheurs libres, des khoutba contestataires et de leur prise de possession des mosquées.

La troisième phase est celle où, dès la moitié des années 1980, plusieurs contre-mesures sont prises par la monarchie et l’État marocains. D’une part, le contrôle des services d’urbanisme et des autorités préfectorales sur l’affectation et la création de nouvelles mosquées sera renforcé en vue d’en assurer le contrôle politique. D’autre part, une injonction visant la fermeture des lieux de culte en dehors des horaires des cinq prières rituelles sera appliquée, alors que traditionnellement les mosquées restaient ouvertes à longueur de journée. À cela s’ajoute, en parallèle, une stratégie de mise sous tutelle de la filière de formation des prêcheurs religieux. Ces dispositifs sécuritaires ont été des plus efficaces. C’est un véritable processus de dépossession sociale des mosquées qui a été mis en place, et qui confirme ce qui se passait à la même période en Algérie lorsque l’État a dévalorisé l’espace référentiel des mosquées, sans réussir à contrecarrer la dérive des mouvements islamistes et le contrôle des activités contestataires autour des espaces cultuels, comme au Maroc d’ailleurs. Reste actuellement à savoir, pour les pays à dominante sunnite, quelle est l’emprise idéologique et religieuse, ainsi que l’apport financier des pays du Golfe dans l’édification et l’entretien des mosquées.

Image et légitimation politique :
la concurrence entre métropoles

Sur un autre registre, celui du Guinness des records, la Grande Mosquée Hassan II, inaugurée à Casablanca en 1993, est devenue le pivot monumental de la « reconversion symbolique » de la ville. Localisé sur le site d’une piscine municipale, ce gigantesque lieu de culte plonge ses fondements dans l’océan Atlantique. Disposant d’une structure capable d’accueillir plus de 100 000 fidèles (si l’on considère son immense esplanade de 80 000 m2), elle a été célébrée officiellement lors de son ouverture comme la première plus grande mosquée du monde après celles de La Mecque et de Médine (mais en omettant la Grande Mosquée de Jakarta), tout autant que comme le plus haut édifice religieux au monde, de par son minaret de 200 m de hauteur. Cette dernière est pourtant « détrônée » par la nouvelle Grande Mosquée d’Alger, aujourd’hui achevée, qui peut accueillir jusqu’à 120 000 personnes et dont le minaret mesure 265 m de hauteur. Ces exemples, auxquels on pourrait en ajouter tant d’autres, sont emblématiques d’un rituel de légitimation politique du pouvoir et de la mégalomanie des gouvernants réalisés par le truchement du sacré et du monumental. On pourra rappeler, notamment dans les pays de la péninsule arabique, la mosquée Sultan Qabous à Mascate (2001), la mosquée Ali Abdallah Saleh à Sanaa (2008), la mosquée Cheikh Zayed à Abu Dhabi (2007) ou encore, à Beyrouth, la mosquée Mohammed al-Amine (communément appelée « mosquée Rafic Hariri ») inaugurée en 2008. Parmi les opérations similaires plus récentes, évoquons ici le projet contesté de la « plus grande mosquée de Turquie » en style néo-ottoman, voulue par le président Erdogan sur le sommet de la colline de Çamlica qui domine la rive asiatique d’Istanbul, qui s’ajoute aux 3 300 mosquées recensées dans cette ville. Ces hauts lieux contemporains de l’islam illustrent ainsi, par leurs distinctions et leurs ambitions architecturales démesurées, la « bataille de signes » mise en œuvre dans la concurrence entre les métropoles de la région sur la scène mondiale.


Auteur·e·s

Cattedra Raffaele, géographe, Université de Cagliari


Citer la notice

Cattedra Raffaele, « Mosquées », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/mosquees/