Depuis le basculement généralisé des États du pourtour du golfe Persique dans l’économie pétrolière après la seconde guerre mondiale, un glissement du centre de gravité économique, politique mais aussi culturel du monde islamique a eu lieu, depuis les villes arabes et turques de la Méditerranée orientale vers les capitales des États du pourtour du golfe Persique. Ce bouleversement géopolitique, les musées le donnent à voir. L’histoire du musée dans les mondes arabe, turc et iranien commence dans le deuxième tiers du XIXe siècle au Caire, à Istanbul et à Tunis, au plus près géographiquement de Londres et de Paris. Mais, depuis les années 1970, ce sont des pays du golfe Persique qui ont multiplié avec le plus de moyens et de visibilité des projets de musées, du Musée d’art contemporain de Téhéran ouvert en 1977 au Louvre Abu Dhabi inauguré en 2017.
« Musée importé » et expansion coloniale européenne
Le musée moderne est né en Europe au XVIIIe siècle, dans le prolongement de l’histoire européenne du collectionnisme. Le British Museum, fondé à Londres en 1753, et le musée du Louvre, ouvert à Paris en 1793, l’ancrent également dans la dynamique sociale et politique de la formation des premiers espaces publics. Cependant, la diffusion du musée hors d’Europe est moins liée à l’essor du régime représentatif qu’aux rapports de force internationaux de l’ère coloniale. Trois modes de diffusion peuvent être distingués.
Le plus ancien est la création de musées par des Européens dans leurs colonies de peuplement, dans le cadre d’une compétition urbaine avec la métropole. C’est le cas aux Amériques, en Océanie, en Afrique australe, mais également en Afrique du Nord avec des musées créés en Algérie par les conquérants français pour leur propre usage, comme le Musée des Beaux-Arts d’Alger, inauguré en 1930.
Le deuxième mode est le plus tardif et le plus commun à la fois. Il se déploie dans la première moitié du xxe siècle. Pour consolider leur pouvoir, de plus en plus contesté, les autorités coloniales créent des musées qui légitiment leur représentation du territoire, qui tend à en valoriser le passé lointain au détriment de l’histoire récente des indigènes, associée au déclin. C’est ici le cas des premiers musées dans l’Asie du Sud-Est étudiés par Benedict Anderson, mais aussi des musées d’archéologie ouverts à Tripoli (1919), Rabat (1920), Bagdad (1926), Aden (1931), Damas (1936), Jérusalem (1939) ou encore à Beyrouth (1942).
Le troisième mode de diffusion est le « musée importé » par des élites indigènes soumises à la pression de l’expansion européenne, dans le but de s’y opposer. C’est le cas du Siam, du Japon, de la Chine, mais aussi des premiers musées au Caire (1835), à Istanbul (1869), Téhéran (1876), Kaboul (1919), Tunis (1888) – où l’idée d’un musée au palais du Bardo est antérieure à l’arrivée des Français – ainsi qu’au Koweït (1957). Le musée est alors un outil de contradiction du discours européen de légitimation de l’entreprise coloniale au nom de « la civilisation ». Il offre une possibilité d’appropriation des symboles de la définition européenne de « la civilisation » par exposition des vestiges locaux de l’Antiquité gréco-romaine ou biblique que, du fait de sa position géographique, le monde islamique partage avec l’Europe.
« Musée-racine » et « musée-miroir »,
nationalismes et autoritarisme
Lors de la décolonisation, dans les villes du monde islamique comme ailleurs, le musée devient un symbole d’indépendance et un outil de consolidation d’un sentiment national pour des populations composites. Bahreïn (1970), les Émirats arabes unis (1970), Oman (1974), le Qatar (1975) et l’Arabie saoudite (1976) sont les derniers États arabes à s’en doter. Lieux d’enracinement, par l’histoire et l’ethnographie, des frontières héritées de l’ère coloniale, ces « musées-racine » ont également utilisé la production matérielle du passé, des antiquités locales à l’art moderne, pour relever un deuxième défi politique : s’opposer au panarabisme égyptien de Nasser qui, des années 1950 aux années 1970, a porté la menace d’une absorption politique au profit du Caire et d’un partage forcé de leurs ressources pétrolières avec le reste de la nation arabe.
Au Qatar et à Abu Dhabi, à cette défense d’une identité infra-nationale « golfienne » [khalijiyya] à opposer aux discours englobants du panarabisme ou du panislamisme, est venu s’ajouter un nouvel objectif depuis la guerre du Golfe de 1990-1991 : intéresser à la défense du territoire et à la sécurité du régime les élites culturelles des trois puissances nucléaires occidentales qui, à la tête d’une coalition internationale, parvinrent à libérer le Koweït de l’occupation irakienne. Ce conflit fut un révélateur de l’importance des électeurs, dont les acteurs culturels façonnent l’opinion, dans ces puissances militaires occidentales qui sont par ailleurs des démocraties. Du Musée d’art islamique de Doha (2008) au Louvre Abu Dhabi (2017), un nouveau rapport au musée a ensuite vu le jour au Qatar et à Abu Dhabi et a permis de multiplier les accords de prestations de service au bénéfice des élites culturelles d’Europe et des États-Unis, ce au détriment de la participation de leurs propres populations nationales à la mise en œuvre des politiques publiques.
Il en a résulté des musées qui reflètent les attentes occidentales vis-à-vis du monde islamique et qui aident les élites politiques des pays de sédentarisation récente de l’islam à participer à la définition du sens de cette religion. Ces « musées-miroir » répondent donc, d’une part, aux besoins de la vie politique de pays occidentaux et, d’autre part, à l’un des défis politiques majeurs auxquels les familles régnantes des pays du golfe Persique sont confrontées. En effet, depuis les années 1980, leurs populations nationales fonctionnarisées, fortes de leur contrôle de l’administration publique de l’État moderne, se sont progressivement autonomisées politiquement en une classe moyenne. En leur substituant des ressources humaines étrangères, les « musées-miroir » participent de leur exclusion politique, faisant de l’importation de cette marque culturelle du libéralisme un levier d’une dérive autoritaire, comme en Iran dans les décennie 1970.