Feux tricolores, grandes artères plantées de palmiers, embouteillages, larges ronds-points, immeubles de verre, 4 × 4 rutilants… Tel est le visage qu’offre Nouakchott au visiteur. On en oublierait sa trajectoire extraordinaire. Créée ex nihilo en 1957 pour devenir la capitale de la Mauritanie, Nouakchott a connu une croissance démographique exponentielle, passant de 500 habitants à l’indépendance en 1960 à plus d’un million aujourd’hui, soit près d’un Mauritanien sur trois. Dans les années 1970-1980, lors des grandes sécheresses, Nouakchott devient la ville-refuge où échouent des milliers de nomades aux troupeaux décimés. Depuis lors, le principal pôle d’activité du pays s’est étendu de façon démesurée et anarchique, en étoile et sur près de 30 km, mettant à mal tous les schémas successifs de planification urbaine. Aujourd’hui, celle que personne ne voulait venir habiter en 1960, celle que l’on dit condamnée par la montée des eaux et l’ensablement, se dresse pourtant là. Elle est devenue la première ville de l’espace saharien : son histoire urbaine est une gageure.
Du campement nomade à la capitale millionnaire
Dès les années 1970, alors que la ville n’est constituée que de quelques bâtiments administratifs, les kebbe [quartiers précaires] informes s’étirent à perte de vue, tandis que les khaïmas(tentes nomades) envahissent les moindres interstices urbains. Après des années de déguerpissements, parfois violents, puis de lotissements, une gestion urbaine plus rationnelle se met en place, sous l’influence des bailleurs de fonds internationaux. À partir des années 2000, les quartiers précaires font l’objet d’une grande attention de la part de la Banque mondiale. De la première opération de restructuration du bidonville d’El-Mina en 2003 aux opérations actuelles de réaménagement de la gazra d’Arafat (grande zone de squats) et à la création d’un nouveau quartier (Tahril) au sud-est de la ville, les opérations d’envergure se succèdent, entre succès et échecs. La distribution récurrente de terrains par les pouvoirs publics a entraîné une « course à la parcelle », seule manière de thésauriser et de s’enrichir rapidement, et par conséquent une immense spéculation. Bien souvent, ces programmes de lotissement ont repoussé en périphérie les plus pauvres, lesquels se retrouvent encore plus vulnérables puisque davantage enclavés et éloignés des pôles d’emploi. Pour ces habitants, pour la plupart des Haratin (descendants d’anciens esclaves), cette relégation aux marges de la ville est vécue comme une matérialisation de leur relégation au bas de la société mauritanienne. Aujourd’hui, les pouvoirs publics rêvent, comme leur voisin marocain, d’une ville sans bidonvilles, parlent de planification et commencent à réfléchir à un « Nouakchott 2030 », avec l’appui de la coopération japonaise, en charge du nouveau schéma directeur d’aménagement urbain. En attendant, la majorité des Nouakchottois vit sur des parcelles certes régularisées mais dans une immense pauvreté. Plus que jamais, les écarts se creusent entre ces masses d’habitants pauvres des périphéries et ces quelques milliers de riches Mauritaniens, principalement des Maures de grandes familles commerçantes, qui circulent à travers le monde, symbole de ce pays désormais globalisé, de cette capitale parfois davantage connectée à l’extérieur qu’à son immense hinterland désertique.
« Nouakchott et le désert mauritanien »
Nouakchott s’est imposée comme un point de passage obligatoire, où convergent et d’où partent les quatre grands axes de communication du pays. La deuxième ville, Nouadhibou, ancienne capitale économique située à plus de 470 km au nord, ne compte que 100 000 habitants. Les autres villes secondaires ne peuvent rivaliser avec Nouakchott. Il résulte de cet effet primatial particulièrement marqué une immense concentration des pouvoirs mais aussi des activités, services et aménités. Les Mauritaniens sont régulièrement amenés à parcourir de grandes distances pour se rendre dans la capitale et avoir accès à ses services : on y vient pour des problèmes de santé (hôpital national, cliniques), pour les études (seule université du pays), pour des besoins administratifs. Si Nouakchott concentre les administrations et services publics, elle renferme peu d’industries productives. Les activités sont principalement tertiaires (près de 45 % du PIB du pays provient des services) ou liées au commerce, à la pêche et au port, et le secteur informel domine. La majorité des habitants vit d’emplois précaires et informels (vendeurs au détail, plantons, chauffeurs) et n’a aucun revenu stable. Le commerce est l’activité partagée par le plus grand nombre et les marchés sont des centres névralgiques de première importance où se croisent des Mauritaniens venus de toutes les régions de ce vaste pays.
La capitale, creuset de la Nation ?
Lors de sa création, la capitale se voulait le point de rencontre de toutes les communautés du pays, le creuset d’une nation pensée comme multiple. Or, à partir des années 1970, une politique d’arabisation est menée par les dirigeants maures au pouvoir, marginalisant les populations négro-mauritaniennes. Ces choix politiques entraînent des tensions interethniques qui atteignent leur paroxysme en 1989. Si le conflit oppose principalement la Mauritanie et le Sénégal, des affrontements entre Maures et Négro-Mauritaniens ont également lieu. De ces sanglants « événements », la capitale est sortie meurtrie et profondément divisée. Les regroupements initiaux par affinités régionales, ethniques et tribales ont eu, depuis lors, tendance à se renforcer. Au repli communautaire s’ajoutent de criantes inégalités sociales et économiques. Plusieurs zones se distinguent assez nettement : les communes du nord (Tevragh-Zeina et Ksar), peu denses, abritent les belles villas des couches aisées (élite maure principalement) ; les communes du sud-ouest (Sebkha et El-Mina) sont denses, populaires et à dominante négro-mauritanienne ; les communes de l’est et du sud-est (Dar-Naim, Teyarett, Arafat, Riyadh) correspondent aux quartiers périphériques maures populaires, voire pauvres. Les Mauritaniens rapatriés du Sénégal et en particulier les nombreux Haratin sont venus gonfler les poches de bidonvilles. Encore aujourd’hui, ils occupent toujours le bas de la hiérarchie sociale et constituent les groupes les plus pauvres. En dépit de récents efforts pour atténuer les tensions, les séquelles demeurent fortes et continuent de marquer l’organisation de la ville.
Une capitale convoitée : grands projets et modernité
En juin 2016, Nouakchott inaugure son nouvel aéroport situé à 30 km au nord de la ville. Le site du précédent, en plein centre-ville, s’est vite transformé en autoroute, attendant de vastes projets d’aménagement, de nouvelles tours de verre et des villas. En effet, depuis la découverte et l’exploitation du pétrole en 2006, Nouakchott se prend à rêver. L’élite mauritanienne espère reproduire le modèle de Dubaï à Nouakchott, celui d’un peuple nomade devenu urbain et surtout riche. Pour les investisseurs, Nouakchott présente un atout de taille : celui d’offrir du foncier bon marché. Des montages financiers relativement simples et opaques sont mis en place, permettant aux hommes d’affaires locaux, ainsi qu’aux investisseurs étrangers, d’investir à moindres frais et sans prise de risque majeure. Mais, pour l’instant, les projets de quartiers résidentiels luxueux promis par les Koweïtiens, Qataris et Libyens sont tous en stand-by. Au-delà des effets d’annonce, des attributions de terrains ont bien eu lieu, souvent pour des prix symboliques. Ces initiatives permettent surtout à des personnes influentes, à des sociétés et investisseurs étrangers de mettre la main sur le centre-ville et le front de mer. La capitale mauritanienne, longtemps présentée comme une ville de nomades tout juste débarqués du désert, est désormais synonyme de mondialisation et en plein renouveau culturel. Les transformations urbaines sont rapides, les changements sociaux tout autant. Dans les nouveaux quartiers riches couverts de villas, nul n’est à même de dire si l’argent vient du pétrole, de la pêche, des mines de fer, du détournement de fonds publics ou, tout simplement, d’activités illicites. Pour les jeunes urbains marginalisés, la ville est aussi une connexion vers d’autres imaginaires. Faute d’être suffisamment entendus ou représentés, ils sont réceptifs aux discours radicaux qui prônent la réislamisation et la moralisation d’un État jugé corrompu et élitiste. Dans les périphéries de Nouakchott, les programmes de lutte contre la « radicalisation » ont désormais remplacé ceux de la lutte contre la pauvreté.