Pauvreté

En 2018, dans son Rapport sur la pauvreté et la prospérité partagée, la Banque mondiale estime que les taux d’extrême pauvreté dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord se situent juste au-dessus de ceux de la région de l’Europe et de l’Asie centrale, et bien en dessous de celui des autres régions du monde. Du fait des conflits en Syrie et au Yémen, ce taux, qui mesure la proportion des personnes vivant avec moins de 1,90 dollar par jour (en parité de pouvoir d’achat), aurait presque doublé depuis 2011, passant de 2,7 % à 5 %, alors que le taux d’extrême pauvreté demeure très faible dans les autres pays, voire aurait diminué. Le rapport souligne également les difficultés pour mesurer la pauvreté dans cette région. Le taux de pauvreté « non extrême », quant à lui, est beaucoup plus élevé, aux alentours de 20 % en moyenne.

Pour autant, le Programme des Nations unies pour le développement et la Commission des Nations unies pour l’Asie occidentale mettent au jour des privations importantes d’accès aux services de santé, d’éducation, de logement et aux services essentiels tels que l’eau et l’assainissement. Si l’on tient compte de ces dimensions, c’est un cinquième de la population de la région qui vit en extrême pauvreté, 40 % dans la pauvreté de conditions de vie, et un quart supplémentaire qui y serait vulnérable. Toutes les formes de pauvreté sont plus marquées dans les zones dites « rurales », c’est-à-dire hors des centres urbains où se concentrent les services et les pouvoirs publics.

La question de la pauvreté ne peut être dissociée de celle des inégalités qui prévalent dans cette région. Une étude récente, conduite par F. Alvaredo, L. Assouad et T. Piketty (2017), montre que la région du Moyen-Orient est celle du monde dans laquelle les inégalités – entre pays et au sein des pays – sont les plus fortes, avec une accaparation de 61 % du revenu national par le décile supérieur, bien au-dessus de l’Europe occidentale (36 %), des États-Unis (47 %) et du Brésil (55 %). Au sein des pays, les inégalités sont particulièrement marquées entre citoyens, résidents et immigrés, entre territoires, entre ethnies ou communautés, et entre hommes et femmes.

Configurations de pauvreté et d’inégalités

La pauvreté dans la région est tout d’abord engendrée par des systèmes politiques néo-patrimoniaux d’accaparement des richesses, des revenus et du patrimoine, dont émanent les principaux flux de revenus, au détriment du travail. Dans ce sens, pauvreté et inégalités sont instituées et fondées essentiellement sur des mécanismes de marginalisation sociale et politique.

En deuxième lieu, les efforts développementalistes des États, qui avaient présidé aux premières décennies des indépendances, ont marqué le pas, notamment sous la pression des programmes d’ajustement structurel. Ils tendent à laisser la place à des modes d’investissement de plus en plus sélectifs et excluants – socialement et territorialement –, faisant la part belle à la privatisation et à la marchandisation des services sociaux (Bayat, 2010) et favorisant certaines zones urbaines métropolisées et globalisées, au détriment de territoires marginalisés. Il en résulte une précarisation des conditions de vie et une pauvreté d’opportunité, qui affectent les perspectives d’existence des jeunes, et surtout des jeunes femmes, issus de milieux populaires (Catusse et al., 2011).

En troisième lieu, cette pauvreté d’opportunité engendre des taux de sous-emploi et de précarité importants, dont les mesures du chômage – très concentré sur les jeunes – ne rendent pas compte. L’organisation segmentée et clientéliste des marchés du travail contribue à reproduire la pauvreté et les inégalités : la grande masse des travailleurs se trouve engagée dans des emplois informels, peu rémunérateurs et sans protection sociale ou juridique (Longuenesse et al., 2005). Travailler ne garantit pas un revenu suffisant pour sortir de la pauvreté.

Trois exemples peuvent ici illustrer ces configurations de la pauvreté : le Yémen, Djibouti et la Mauritanie. Il s’agit des pays les plus pauvres de la Ligue des États arabes, au sein desquels, en outre, les inégalités sont très fortes – davantage à Djibouti et en Mauritanie qu’au Yémen.

Le Yémen est le pays le plus pauvre de la région, et ce avant que la guerre en cours ne le fasse plonger dans la faim, les épidémies et une misère dramatique. Ses ressources sont très réduites. Avant 2015, le taux d’extrême pauvreté était aux alentours de 50 %. Si l’État a investi dans le développement des services publics depuis les années 1960, les programmes d’ajustement structurel, imposés dans la décennie 1990, ont contribué à accroître la pauvreté monétaire et de conditions de vie, surtout dans les zones rurales. L’accès aux ressources repose sur des modes clientélistes de redistribution, plutôt que sur des dispositifs institutionnalisés, en particulier pour l’accès à l’emploi : les taux de chômage et de sous-emploi sont certainement plus élevés que les quelque 20 % des statistiques officielles. Les indicateurs de mortalité infantile et maternelle, de scolarisation, d’alphabétisation, de santé, de nutrition et de conditions de vie sont alarmants et ne font qu’empirer dans le contexte de la guerre. La répartition du patrimoine, des revenus et de l’accès aux services publics est très inégale, mais bien moins polarisée qu’à Djibouti.

Si Djibouti est pauvre au sens où son climat et sa terre sont désertiques et ses ressources naturelles très réduites, ce petit pays est riche de sa position stratégique. Il perçoit deux sortes de rentes : celle des sept bases militaires étrangères installées sur son territoire ainsi que celle découlant des activités portuaires et de sa position de « couloir » de transport de marchandises vers et depuis l’Éthiopie. Si le taux de croissance est très élevé – autour de 4 % en 2017 et prévu à 6 % en 2020 –, les mécanismes redistributifs de ces rentes privilégient une élite. L’État est le principal employeur du pays (environ 60 %) et le taux de chômage est proche de 50 %, affectant particulièrement les jeunes (approximativement 76 %) et les femmes. Le taux d’extrême pauvreté se situe aux alentours de 24 %, mais celui de « pauvreté globale » avoisine les 40 %, tandis que celui de « pauvreté relative » est proche des 80 %. La pauvreté des conditions de vie est accablante, de même que les déficits en termes d’accès à l’eau et l’électricité, à des services de santé et d’éducation de qualité. Les inégalités sociales et territoriales sont criantes.

En 2017, un rapport des Nations unies mettait au jour que les trois quarts de la population de la Mauritanie vivent dans une extrême pauvreté multidimensionnelle : impossibilité d’accès aux services de santé et d’éducation, faible couverture des réseaux d’eau et électricité, insécurité alimentaire et malnutrition, conditions de logement insalubre. Le taux d’extrême pauvreté monétaire se situe, quant à lui, aux alentours de 40 %. Les niveaux de mortalité maternelle et infantile sont parmi les plus élevés du monde. Pourtant, les taux de croissance, tirés par les cours internationaux du fer, du cuivre et de la pêche, ainsi que par le commerce, sont autour de 3 % par an. La Mauritanie témoigne, elle aussi, d’une très forte polarisation entre zones urbaines et rurales : les trois quarts des pauvres vivent dans des zones rurales (47 % de la population totale). La pauvreté est aussi très concentrée parmi les Haratines (Maures noirs descendants d’esclaves) et les Afro-Mauritaniens qui subissent une exclusion systématique perpétuée par la langue, le régime foncier et l’état civil.

Politiques publiques et bienfaisance

Récemment, essentiellement sous l’impulsion des organisations internationales et de la peur des effets de contagion des révoltes populaires, la plupart des États de la région ont entrepris des réformes de leurs politiques sociales dans trois directions : tentatives d’extension des couvertures contributives légales ; multiplication de dispositifs assurantiels mutualistes et privés ; institutionnalisation et/ou renforcement des dispositifs d’aide sociale aux plus démunis. L’aide sociale institutionnelle, toutefois, est dotée de peu de moyens et sa distribution demeure soumise à des logiques clientélistes et politiques (Unesco-MOST, 2011). Cependant, ces tentatives s’avèrent peu efficaces à réduire la pauvreté à sa source.

C’est le cas des trois pays mentionnés ci-dessus. Avant la guerre, les politiques publiques et d’assistance internationale au Yémen combinaient des objectifs de développement et des programmes ciblés de lutte contre la pauvreté monétaire et de santé. Le conflit actuel a mis fin à ces efforts. De son côté, Djibouti a initié en 2013 une stratégie nationale via son programme de filets sociaux de sécurité et un système de couverture maladie universelle, qui fait suite à la stratégie, entreprise en 2007, en matière de développement et de réduction de la pauvreté. Toutefois, ces programmes sont peu dotés en moyens et n’ont qu’un faible impact sur la réduction de la pauvreté. La croissance demeure excluante, peu porteuse d’emplois, et profite aux couches les plus riches, creusant toujours davantage les inégalités. Quant à la Mauritanie, elle a aussi adopté, en 2012, une stratégie nationale de protection sociale, faisant suite à une politique nationale de santé et d’action sociale, au milieu des années 2000, que précédait déjà un cadre stratégique de lutte contre la pauvreté, en 2001. Les initiatives des organisations internationales s’y multiplient. Des investissements massifs dans des projets d’infrastructure ont contribué à élargir l’accès des populations aux services de base. Pour autant, selon la Banque mondiale, le nombre absolu de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté continue d’augmenter.

Dans l’ensemble des pays de la région, les systèmes de solidarité reposent pour beaucoup sur les familles et les communautés avec, comme contrepartie, des relations de dépendance qui affectent particulièrement les jeunes et les femmes. Or, en dépit du maintien de formes de solidarité contraintes, nécessaires à la survie, et notamment la cohabitation et la dépendance économique prolongées des jeunes, la solidarité familiale « arabe » marque le pas, tant du fait de l’appauvrissement de nombreuses familles que des tendances à l’individualisation des trajectoires de vie. La transnationalisation des réseaux de solidarité – envoi d’argent à des parents restés au pays – continue à jouer un rôle de sécurité sociale, sans combler la pauvreté.

Finalement, dans des contextes où les organisations internationales continuent d’imposer de strictes politiques budgétaires et où aucune réforme structurelle ne transforme les configurations distributives, patrimoniales et de pouvoir, le terrain de la lutte contre la pauvreté est largement laissé, d’une part, aux ONG internationales et, d’autre part, aux associations et œuvres caritatives. Ces dernières redistribuent des portions minimes des richesses accumulées sous forme d’argent ou de services sociaux. Pour la plupart marquées religieusement, leur nombre a explosé au cours des dernières décennies (Bayat, 2010).

Si elle permet de façon ciblée de soulager certaines situations d’extrême pauvreté et de compenser en partie le recul de l’action publique ainsi que les privatisation et marchandisation des services de santé et d’éducation, l’effet de la bienfaisance est minime en termes redistributifs. Elle tend aussi à renforcer la compétition politique et à légitimer des positionnements sociaux marqués par les inégalités économiques, sociales et symboliques et des formes de dépendance (Destremau et al., 2004).

La perception populaire de l’injustice et les conflits distributifs portés par ces systèmes se sont exprimés au cours des révoltes populaires récentes et ont été, généralement, violemment réprimés. Si des politiques sociales s’affichent avec des intentions de plus grande justice sociale, l’essentiel des réponses politiques se situe dans des constructions discursives de la promesse et de l’attente.


Auteur·e·s

Destremau Blandine, sociologue, Centre National de la Recherche Scientifique


Citer la notice

Destremau Blandine, « Pauvreté », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/pauvrete/