Terre de naissance des trois monothéismes, le Moyen-Orient est riche d’une multitude de lieux saints. Jérusalem trois fois sainte et La Mecque sont les pôles majeurs de la spiritualité. Mais les prophètes bibliques, les saints-martyrs chrétiens, puis les compagnons du prophète de l’islam Muhammad, les martyrs chiites tombés lors des conflits ayant marqué le début de la nouvelle religion, enfin les nombreux mystiques et hommes pieux promus à la sainteté par l’amour des croyants, ont tissé un maillage dense de lieux saints, bien souvent des tombeaux ou des cénotaphes, où sont vénérés, par des croyants pourtant attachés à la foi en un Dieu unique, une multitude de figures sacrées secondaires. Leur culte s’exprime à travers une grande variété de pratiques qui demeurent très vivaces en dépit des contestations dont elles sont l’objet. Cette géographie sacrée, scandée par de grands sanctuaires urbains, peut fluctuer au gré des événements politiques et devient aujourd’hui un enjeu majeur du tourisme religieux.
Pèlerinages locaux aux lieux saints
Si nombre de tombeaux de saints sont disséminés dans les campagnes du monde musulman, certains d’entre eux, associés à une mosquée, forment d’importants complexes sacrés constituant des éléments majeurs de l’architecture urbaine. Il s’agit souvent de cénotaphes, le même saint ou prophète pouvant être vénéré en plusieurs endroits. Avides du contact direct avec ces « amis de Dieu » et avec la baraka qui émane des lieux saints, les croyants se rendent auprès de ces tombeaux, soit individuellement, soit collectivement à l’occasion de l’anniversaire de la naissance ou du décès du saint. La « visite » [ziyâra] auprès d’un tombeau est à l’imitation du mouvement qui porte les pèlerins vers le tombeau du Prophète, à Médine, en complément du pèlerinage à La Mecque. C’est aussi ce dernier qui inspire certains rituels : on tourne autour du tombeau, comme on tourne autour de la Kaaba ; certains de ces pèlerinages locaux constituent d’ailleurs des substituts au voyage à La Mecque quand celui-ci est impossible, notamment pour les habitants des régions éloignées du Hedjaz (Maghreb, Asie centrale). Tout comme à La Mecque, la mixité est de mise. Mais la religiosité qui s’exprime auprès des tombeaux et sanctuaires est plus joyeuse et moins codée que lors du hajj ou à la mosquée. On y prie, certes, mais on y mange aussi, on y formule des vœux, puis on y dépose offrandes et ex-voto, on s’y repose enfin. Les femmes, surtout, aiment à y passer la nuit. Certains de ces lieux saints, notamment les sanctuaires chrétiens consacrés aux prophètes bibliques, Abraham, Élie, Saint-Georges ou encore à Marie, sont fréquentés également par des musulmans.
Les fêtes patronales aux grands sanctuaires urbains peuvent attirer jusqu’à des centaines de milliers de visiteurs, transformant pour quelques jours la physionomie de la ville. Ces moussems ou mouleds combinent cérémonies religieuses et fêtes foraines. L’Égypte est particulière friande de ces festivités, alors que des pays affichant une laïcité autoritaire, comme la Syrie et l’Irak, les ont vu disparaître au XXe siècle, du moins en ce qui concerne les pèlerinages sunnites. En Palestine, c’est la situation de conflit qui est venue à bout des moussems célébrés aux sanctuaires des prophètes. Lors des grand mouleds d’Égypte, à Tanta ou au Caire, le sanctuaire et tout le quartier sont illuminés de guirlandes de lumière, pavoisés des bannières des confréries soufies. Sous des tentes multicolores dressées dans les interstices de la ville, on récite le Coran, on pratique le dikhr, une danse mystique, on partage des repas, on boit du thé ou du café. Balançoires, stands de tir et de confiseries comblent les badauds. Après quelques nuits ferventes et joyeuses, le quartier reprend son aspect habituel. Si ces festivités, et de façon générale le culte des saints, sont considérés comme des innovations blâmables et combattus par certains segments du prisme religieux, ils demeurent très vivaces dans les pratiques populaires.
Une géographie sacrée fluctuante
Chaque croyant du Maghreb et du Moyen-Orient possède ainsi la carte mentale d’une géographie sacrée qui privilégie tels ou tels lieux en fonction de la confession. Si les chiites se rendent à La Mecque, ils ont par ailleurs une dévotion particulière pour les imams. Les tombeaux des principaux d’entre eux se trouvent en Iran et en Irak, structurant un réseau urbain entre les deux pays et participant à la fabrique des villes. Ainsi Machhad, en Iran, doit une bonne part de son dynamisme au mausolée de l’imam Reza dont le riche waqf [fondation] finance les infrastructures et le développement d’une ville qui reçoit plus de dix millions de pèlerins chaque année. Mais la géopolitique des conflits peut aussi entraver les flux pèlerins. La guerre entre l’Iran et l’Irak a ainsi interrompu les pèlerinages iraniens vers les villes saintes chiites de Najaf et Kerbala, en Irak. Le mausolée de Sayyida Zeinab, fille de l’imam Ali et petite-fille du Prophète, situé dans la banlieue de Damas, a dès lors constitué un substitut, entraînant le développement du quartier dans lequel il se trouve. La guerre actuelle en Syrie et la réouverture de l’Irak ont, à nouveau, inversé les flux.
Autrefois, le long voyage à La Mecque permettait à ceux qui l’entreprenaient de se ménager des escales auprès des grands sanctuaires situés dans les principales villes de l’islam, Le Caire, Damas, Bagdad, également étapes des caravanes, ou encore Jérusalem. Le report sur la voie maritime, dont les escales portuaires sont généralement dépourvues d’attrait mystique, l’imposition des frontières et, plus tard, la généralisation de l’avion ont mis fin à ces itinéraires spirituels. Le développement du tourisme religieux au Moyen-Orient permet aujourd’hui le redéploiement de ces itinéraires sacrés, soit en marge du hajj, soit dans le cadre de circuits spécifiques. La religiosité des femmes est un moteur important du développement de ce tourisme. L’enjeu économique lié aux pèlerinages locaux est d’ailleurs parfaitement perçu par certains pays. La Jordanie a mis en place une politique nationale de revalorisation de ses sanctuaires, proposant une nouvelle topographie sacrée de son territoire. Au Maghreb, les dates de certaines fêtes patronales ont été modifiées et fixées durant la période estivale, afin de bénéficier de la présence des émigrés durant les vacances, et ces fêtes ont évolué vers le modèle du festival et de la « réinvention de la tradition ».