Du grec peri [autour] et pherein [porter], peripheria signifie « circonférence ». C’est par conséquent un concept géométrique servant à désigner le contour ou le pourtour d’un volume ou d’une surface, la « partie externe d’un ensemble spatial, celle qui est située, près de ses limites, en bordure […] », selon le Dictionnaire d’analyse spatiale de Jean-Jacques Bavoux et Laurent Chapelon (2014). La périphérie, comme la marge, s’oppose au centre qui, s’il a, lui aussi, un sens géométrique, va prendre une autre signification au xviie siècle où, d’après Le Petit Robert de la langue française, on lui attribue des propriétés actives. Dans cette perspective, le centre se caractériserait moins par sa position géométrique que par sa nature dynamique. Cette définition correspond d’ailleurs assez bien à l’idée que l’on se fait communément du centre, c’est-à-dire « là où les choses se passent » selon Alain Reynaud (1995).
Le schéma centre/périphérie
Associés, les termes « centre » et « périphérie » vont connaître un succès certain dans les années 1970 où ils vont servir à décrire et à expliciter la dynamique du sous-développement dans les pays anciennement colonisés et, plus largement, la formation des inégalités territoriales en mettant l’accent sur les relations asymétriques ou inégales entre, d’un côté, les espaces constituant le centre de la vie économique et politique et, de l’autre, la périphérie, c’est-à-dire les espaces dominés. Également appelé « modèle » ou « schéma » pour en souligner la portée générale, ce couple centre/périphérie inspirera notamment les travaux d’économistes marxistes comme Samir Amin, ceux d’historiens comme Fernand Braudel avec le concept d’économies-mondes, et ceux de géographes, en particulier les réflexions d’Alain Reynaud qui, au début de la décennie 1980, entreprend de renforcer les bases théoriques du modèle centre/périphérie. Pour A. Reynaud, les espaces que l’on peut qualifier de « centre » réunissent deux qualités principales : la capacité d’innovation et le pouvoir qui s’exerce sur les autres espaces, c’est-à-dire les périphéries. Espaces dominés, ces dernières sont marquées par « l’affaiblissement et la perte de leur substance au profit du centre », écrit A. Reynaud (1995), soulignant à la fois la dissymétrie des rapports entre le centre et les périphéries ainsi que le caractère dynamique de ces rapports qui évoluent dans le temps dans le sens de la marginalisation ou, au contraire, de l’intégration. A. Reynaud distingue alors trois grands types de périphéries : les périphéries, objet de la « domination pure », qui ont été comme vidées de leurs forces au profit du centre ; les « périphéries intégrées », qui peuvent elles-mêmes être subdivisées en deux sous-catégories : les périphéries exploitées, et les périphéries annexées dans lesquelles il intègre les espaces de la décentralisation et de la délocalisation industrielles ; et les « périphéries comptant sur leurs propres forces ». Sous ce vocable, le géographe range les « districts industriels » (Italie du milieu, vallée de l’Arve, Choletais) que caractériseraient à la fois l’esprit d’entreprise et l’autonomie décisionnelle par rapport au centre. Le modèle centre/périphérie a sans doute ses limites : les espaces se voient attribuer des fonctions de commandement qui reviennent plutôt aux acteurs sociaux (Lévy, 2003) ; la métaphore géométrique privilégie les notions de distance alors que le fonctionnement du monde et des sociétés aujourd’hui est largement réticulaire (Reynaud, 1981 ; Lévy, 2003) ; pour ces auteurs, le modèle centre/périphérie est construit sur une vision binaire des ensembles spatiaux, forcément réductrice. En ce qui concerne le Maghreb et le Moyen-Orient, cette théorie explicative des inégalités socio-spatiales demeure toutefois utile pour éclairer la place des villes dans les systèmes spatiaux nationaux et internationaux, ainsi que leur fonctionnement interne.
Pôles urbains, périphéries urbaines
Les villes peuvent d’abord être assimilées à des lieux d’accumulation des richesses, des espaces où se concentrent la population et, bien sûr, les pouvoirs. En ce sens, elles sont assimilables au « centre » tel que théorisé par Reynaud. Le constat vaut notamment pour les métropoles de cette région qui ont des trajectoires variées. Si la mondialisation s’est accompagnée d’une régression des fonctions décisionnelles au profit du capital international à Tunis (Signoles, 1985) ou des bailleurs de fonds, comme au Caire depuis les années 1970 (Barthel, 2017), elle a renforcé la position de Dubaï dans la région à partir de la décennie 1990 (Dumortier, Lavergne, 2002). Mais les villes ne se limitent pas aux capitales, y compris régionales : ce sont aussi les petites et les moyennes villes qui servent de relais à la puissance étatique tout en constituant des centres de services publics et privés pour la population locale et celle des campagnes environnantes. D’où la place de choix qui leur est réservée dans les politiques d’encadrement administratif, pendant la colonisation, mais également après les indépendances où elles ont aussi servi à la modernisation des campagnes, en Algérie, avec la création des « villages socialistes », par exemple (Côte, 1986 ; Bendjelid et al., 2004). Avec quelques adaptations, le modèle centre/périphérie peut aussi aider à comprendre l’organisation interne des espaces urbains. Dans cette optique, la notion de centre peut qualifier les lieux de pouvoir et de valorisation du capital par les acteurs dominants. Ce sont les quartiers d’affaires que complètent dans certains cas, comme au Caire, des edge cities ou centralités tertiaires périphériques (Troin, 2002), et leurs annexes résidentielles, à l’image de ces gated communities cairotes où réside désormais une partie de l’élite politique et économique nationale et qui ont fleuri dans le désert, dans des secteurs très éloignés de la ville mais bien connectés aux quartiers d’affaires grâce au réseau autoroutier (Florin, 2012). Les périphéries accueillent, pour leur part, les fonctions les moins valorisées, celles dont la ville cherche à se débarrasser d’une certaine manière. Il en va ainsi des fonctions productives à faible valeur ajoutée, généralement les activités industrielles et, de plus en plus, les activités tertiaires qualifiées de back office, car elles ne requièrent pas un contact direct avec la clientèle (plates-formes téléphoniques, traitement de données, comptabilité, etc.), mais également l’habitat des catégories populaires qui, à partir des années 1980, se réalise principalement autour des villes. Cette « seconde vague d’urbanisation » (Naciri, Ameur, 1985) est un phénomène massif que l’on observe dans tous les pays et qui se traduit par la multiplication des quartiers non réglementaires dont les principales caractéristiques, outre le fait d’être construits en dur, ce qui les distingue des bidonvilles, sont le non-respect des règlements d’urbanisme et le sous-équipement. Délaissées, souvent pendant de longues années, ces périphéries populaires font parfois l’objet de programmes de viabilisation et d’opérations de promotion immobilière, bien documentés, notamment dans le cas de la Tunisie. Industrielles ou résidentielles, les périphéries urbaines entrent bien ainsi dans la catégorie des « périphéries intégrées ». Sans doute cette vision ne renouvelle-t-elle pas vraiment la connaissance des villes maghrébines ou moyen-orientales mais elle a le mérite de mettre l’accent sur les rapports de domination qui président à la fabrication urbaine. Bien qu’occupant une position de dominés, les habitants des périphéries populaires ne sont pas passifs. Certes, on n’observe pas souvent de dissidence urbaine à l’exception de certaines banlieues du Caire passées sous contrôle islamiste au début des années 1990 (Haenni, 2005), mais les modes d’action politique y sont néanmoins remarquables, que l’on pense aux mobilisations locales et à l’activation des logiques d’intermédiation pour accéder aux équipements de base (eau, électricité, route) ou aux émeutes pour exprimer le mécontentement et l’indignation. En outre, les habitants ne sont pas les seuls à se manifester car il faut tenir compte, à partir de la décennie 1980, de la montée en puissance d’acteurs extérieurs, principalement, des organisations internationales et des investisseurs privés en provenance de l’UE ou du Golfe, à l’image des groupes émiratis Emaar ou Boukhater qui sont engagés dans plusieurs grands projets d’aménagement urbain, en particulier dans les métropoles du Maghreb.
Les périphéries urbaines comme observatoire du politique
Ces évolutions affectent assurément les modes de gouvernance urbaine. Ainsi, l’urbanisation non réglementaire s’expliquerait par l’émergence, à partir des années 1980, de nouveaux modes de transaction sociale que caractériseraient à la fois l’influence accrue de l’aide internationale, l’affirmation des lotisseurs clandestins dans la sphère politique locale, et des populations « revendiquant avec force leur “droit à la ville” » (Signoles, 1999). L’analyse des processus d’urbanisation dans les périphéries des grandes villes magrébines rend par ailleurs compte de trois dynamiques : la standardisation de l’action publique urbaine sous l’effet des acteurs extérieurs ; le maintien de l’engagement de l’État dans l’aménagement urbain via l’urbanisme de projet ; et l’intégration des périphéries aux territoires de l’État par le biais des opérations d’aménagement et des réformes territoriales. Aussi peut-on penser que, résultante des processus de domination à l’œuvre dans l’urbanisation, les périphéries constituent pour les chercheurs des observatoires privilégiés des rapports de force qui traversent aujourd’hui les sociétés urbaines du Maghreb et du Moyen-Orient.