Les politiques d’aménagement dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient ont beaucoup changé durant ces vingt dernières années. Dans les pays du Nord, la place de l’État, centre de décision de la mise en œuvre de l’aménagement du territoire, a relativement évolué vers des politiques néolibérales, qui replacent l’État dans ses fonctions régaliennes, et vers des normes de régulation du marché, laissant des politiques urbaines davantage définies localement et mises en œuvre par des coalitions d’acteurs publics et privés, visant l’attractivité des villes et les meilleures conditions à l’investissement privé (Dormois, 2008). Cependant, les injonctions néolibérales se déclinent différemment dans les politiques d’aménagement des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Ces dernières ont d’abord à répondre au développement de métropoles tentaculaires, phénomène qui prend des formes particulières – créateur de « périphéries » segmentées, lieux de l’interaction de plusieurs dynamiques (délocalisations industrielles, mobilité résidentielle des classes moyennes, déploiement de l’habitat non réglementaire, implantations d’un urbanisme d’opportunité) avec les multiples formes de la globalisation, mais aussi lieux de la concentration de l’exclusion, de la pauvreté radicale et de nouvelles formes de cultures urbaines et de sociabilités. Dans ce contexte, l’urbanisme réglementaire, dépourvu de réserves foncières, incapable de suivre le rythme d’urbanisation, formerait un frein à l’investissement et serait trop éloigné du citoyen, sinon même des élus. Partout se justifie un nouveau mode de l’action urbaine : un urbanisme de projet, d’opportunité, de dérogation, autant de termes pour qualifier une nouvelle façon de faire la ville. Il s’agit bien du projet comme mise sur le marché de la ville néolibérale (Harvey, 2014), mais avec toutes ses spécificités locales. Un récent programme de recherche (Signoles, 2014) y décelait plusieurs caractéristiques : une financiarisation écartant les acteurs traditionnels et impliquant un nouveau mode de faire et de nouveaux métiers de l’urbain, l’appel à des « stars mondiales » de l’urbanisme, un foncier obtenu souvent par la dérogation à la réglementation en urbanisme, des conditions de financement impliquant des investisseurs privés étrangers très volatiles depuis la crise de 2008, des structures de pilotage et de mise en œuvre particulières, articulant contractualisation/partenariat et injonction du centre, un traitement du social au coup par coup et, enfin, des projets fonctionnant en « isolat urbain », laissant la ville en chantier permanent.
Ainsi peuvent être soulignées certaines caractéristiques de ce nouvel urbanisme, présent au Maghreb et au Moyen-Orient. Mais la crise de 2008 a impacté tous ces projets avec le retrait partiel ou total des capitaux des pays du Golfe. Suivant les contextes nationaux, certains projets ont été mis en stand-by, tandis que pour d’autres, les montages financiers ont été revus à la baisse et ont impliqué davantage d’investisseurs nationaux (privés ou semi-publics). Dans des contextes politiques très ouverts aux réformes de l’action publique, mais encore marqués par l’autoritarisme, quelle signification politique donner à cet urbanisme dit « de projet » ? Une de ses fonctions principales semble être une recherche de visibilité et une légitimité politique à travers des projets à forte charge symbolique, influencés par une certaine vision du modernisme qui permettrait de rehausser les métropoles nationales dans la compétition mondiale. Dans ces contextes, la doxa du projet comme une voie de l’action collective en période d’incertitude (Pinson, 2009) reste surtout à interroger à deux niveaux : celui de la force politique ayant la capacité de fédérer les capacités collectives et celui du type d’association des citadins ordinaires. C’est à travers ce fil qu’il faut alors analyser les stratégies d’acteurs et les institutions impliquées dans les politiques urbaines.
Les acteurs
Dans la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, des caractéristiques communes demeurent et les États restent fortement centralisés. Les décentralisations plus ou moins avancées montrent des pouvoirs et compétences concédés aux collectivités territoriales manquant cruellement de moyens financiers et humains (Harb, Atallah, 2015). Les États ont développé de fortes cultures ministérielles, des départements jaloux de normes nationales issues de l’État providence ou d’une approche dite « moderniste », qui mime l’Occident et ses normes. Une faible déconcentration entrave l’articulation de l’action entre les services. L’obligation de recourir au niveau central requiert souvent un double arbitrage (local et central). Les États peinent à faire émerger un leadership ministériel au niveau local, fût-il celui du Premier ministre et l’implication du chef de l’État devient nécessaire pour tout projet qui chercherait une interministérialité. Quant aux acteurs privés, ceux-ci reformulent en permanence leurs conditionnalités (foncier, dérogation, etc.), sans oublier les populations qui exigent davantage qu’auparavant de participer au système de décision, notamment face aux politiques d’aménagement provoquant leur déplacement.
Dans ce champ, où se confrontent différentes légitimités, les chefs d’État ont souvent choisi une sorte de fuite en avant à travers la mise en place de structures porteuses exceptionnelles dotées de compétences tout aussi exceptionnelles, soit à travers des structures ad hoc dont les pouvoirs sont précisés dans la loi, soit à travers une contractualisation asymétrique les plaçant au-dessus de leurs partenaires par leur proximité vis-à-vis du chef de l’État. Nous assistons alors à des pilotages de projets qui peuvent prendre plusieurs formes. Au Maroc, il s’agit d’une véritable expérimentation urbaine, passant de structures ad hoc à des filiales de la Caisse des dépôts et de gestion, à un mixte entre le wali (préfet de région) et l’agence urbaine, sinon à la société de développement local (SDL), chapeautée par le wali. Ces nouvelles structures impriment aussi de nouvelles interactions politiques, sinon des coalitions entre administration territoriale du département de l’Intérieur (préfet, wali), élus locaux et département chargé de l’Urbanisme, qui prennent plusieurs colorations suivant les rapports de force au sein de la scène politique locale. En fait, la financiarisation du secteur de l’aménagement urbain entraîne de plus en plus une autonomisation de la maîtrise d’ouvrage (Signoles, 2014).
Plus encore, l’internationalisation des montages financiers des grandes opérations et l’importance des investissements à engager demandent l’implication permanente du centre pour trouver les compromis nécessaires entre les investisseurs et les autres partenaires publics (Aljem, 2016). L’importance prise par les business plans et les méthodes de management nouvelles – recours à l’expertise et au workshop international pour la définition des programmes, découpage des projets en séquences, introduction du Building Information Modeling (Barthel, Zaki, 2011a) –, vont de plus en plus imposer de nouveaux métiers que sont l’aide à maîtrise d’ouvrage, le chef de projet, l’ordonnancement pilotage et coordination. Certains chercheurs y ont vu une mise à l’écart des professionnels locaux de l’urbanisme et un accaparement par des praticiens étrangers (Chabbi, 2011). Une étude de la situation au Maroc montre bien une mise en avant de stars architectes/concepteurs, mais également une sélection d’architectes/urbanistes nationaux sur lesquels ils ont pris appui, créant un véritable apprentissage et de nouvelles manières de faire. Même les nouveaux métiers, aux contours encore flous, sont aussi occupés par des ingénieurs et architectes nationaux (Rouchdi, 2018). Parmi les autres acteurs de l’action urbaine figurent essentiellement les élus. Même si ces derniers et leurs compétences juridiques diffèrent d’un pays à l’autre, partout les initiateurs des grands projets les ont évincés de la décision. Cependant, dans tous les cas, la défense de leur clientèle politique les fait entrer dans un rapport de force pour défendre les expropriés, comme à Salé (Mouloudi, 2013), ou les bidonvillois condamnés au relogement (Aljem, 2016). À travers les différents projets, leur mobilisation a toujours eu un impact car ces grandes opérations touchent souvent directement à leurs intérêts électoraux (le déplacement de leur clientèle). Par ailleurs, lorsque l’action urbaine concerne la mise en place de villes nouvelles, de zones industrielles ou de grands projets structurants (sur des terres agricoles), les élus se retrouvent toujours au centre des décisions sur l’apurement du foncier et sur les services urbains et leur gestion. Dans le même sens, ces grands projets sont loin de mettre en place des structures de concertation avec les populations concernées par les déplacements ou les transformations de leurs espaces de vie. Les mobilisations prennent alors plusieurs formes, des associations de défense des intérêts des habitants émergent comme des acteurs impactant fortement les projets (Aljem, 2016 ; Mouloudi, 2013). Autorité locale et structures de mise en œuvre du projet ne peuvent plus agir par la seule coercition et la répression. Le droit au logement est de plus en plus revendiqué par la population et le recours au déguerpissement ne se fait plus qu’après justification vis-à-vis de derniers ménages récalcitrants. Des structures de concertation sont progressivement créées et l’action urbaine ne peut être conçue sans leur implication. Les dynamiques en cours montrent ainsi une action publique marquée par une vision techniciste de l’urgence qui met en place des structures porteuses établissant des partenariats asymétriques avec les services extérieurs et écartant élus et population, pour des considérations d’« efficacité » de l’urgence mobilisatrice exigeant la mise à l’écart du débat. Mais ces structures finissent par être rattrapées par ces derniers usant de ruses (De Certeau, 1990). et de mobilisations diverses. La gouvernabilité ambiante ne peut intégrer ni la culture de la participation conçue comme un partage de pouvoir entre les acteurs, ni une maitrise du temps permettant la négociation avec l’environnement externe et la construction synchronisée de l’action. Elle reste fonction des rapports de force et des opportunités à saisir et ne permet que la mise en place, au fur et à mesure de l’avancée des projets, de structures de concertation pour dénouer les conflits, sauf à faire intervenir le chef de l’État en personne. Le retard dans la mise en œuvre des projets devient structurel, inhérent à cette forme de gouvernabilité, ajouté aux aléas du financement et des comportements des investisseurs privés étrangers et nationaux. La ville devient un chantier permanent.
Les échelles
La question des échelles interpelle la structuration spatiale du politique, les niveaux de gouvernement et de régulation. Elle doit être appréhendée comme un processus, un construit social résultant d’arrangements, une projection spatiale d’un pouvoir (Gervais-Lambony et al., 2014).
Qu’il s’agisse du Caire, de Tunis, d’Alger ou de Casablanca, c’est assurément au niveau des aires métropolitaines que la question des échelles questionne l’action publique. Il s’agit de territoires fonctionnels délimités par les flux résidence-travail en extension permanente, exigeant ainsi un découpage administratif évolutif, sans régulation foncière, mais demandant des investissements colossaux pour répondre aux besoins en services urbains de base des populations et aux infrastructures de transport et voirie nécessaires à leur intégration. L’action publique fait face à une double contrainte : la fragmentation politique de ces territoires et la masse des financements nécessaires en des temps très courts. Les collectivités locales concernées restent loin de pouvoir répondre à ces besoins. Elles arrivent à se regrouper en intercommunalité, mais se pose alors la question du leadership, de la place et des relations du maire de la ville-centre avec ceux des autres communes. Nous assistons alors à des « conflits d’échelle », des rapports de force s’expriment : ce qui peut être « juste » pour la ville-centre (élimination des bidonvilles, mise à l’écart des décharges et de leurs nuisances), au nom d’une compétitivité économique, ne l’est pas pour ses périphéries qui doivent accueillir populations bidonvilloises, décharges, etc. Ensuite, les échelles d’action et de régulation questionnent l’institutionnalisation des échelles puisqu’elle procure du pouvoir. Ainsi, les États peuvent difficilement accepter la puissance que peut prendre le maire de l’ensemble d’une aire métropolitaine. Le pilotage politique demeure alors entre les mains de l’administration territoriale, le wali. Mais ce dernier ne peut se passer de l’intervention de l’État central pour assurer les financements, des investissements injectés en fonction des rapports de force (mobilisations spécifiques des populations pour les services, mouvements sociaux de 2011). C’est un véritable « jeu d’échelles » qui assure la régulation. De plus, l’action publique dans les aires métropolitaines passe souvent par des opérateurs privés de gestion des réseaux techniques qui ont aussi leur propre logique de gestion, refusant les investissements lourds. Les équilibres doivent alors être trouvés entre différentes échelles : celle de l’État, des collectivités territoriales et des firmes privées, alors que cet ensemble doit répondre aux attentes et au degré de mobilisation des habitants. L’imbrication des échelles interpelle la légitimité de l’échelle métropolitaine comme espace de l’interaction politique (Gill et al., 2012).