Professionnels de l’urbanisme
et de l’aménagement

Les villes et les territoires méditerranéens sont souvent lus à travers les politiques et les projets qui leur sont destinés, leurs réalisations, leurs bifurcations, leurs aléas, leurs échecs. Le regard se dirige alors sur les grands desseins qui les portent ou les conflits de pouvoir qui les traversent. Entre ces desseins et les réalités locales, les professionnels de l’urbanisme et de l’aménagement ne sont pas un rouage neutre dans la fabrique urbaine que les décideurs organisent à coup d’organigrammes et de programmes. Ils possèdent des cultures urbanistiques, une histoire propre, des compétences spécifiques qui se construisent à travers des individus aux parcours multiples, mais aussi des formes de division du travail, des coopérations ou des concurrences. Les épaisseurs sociales propres à ces urbanistes et à ces aménageurs jouent dans les diffractions entre, d’un côté, les politiques ou les stratégies et, de l’autre, les territoires.

L’hétérogénéité du milieu professionnel
et le rôle des syndicats

Dans le Sud et l’Est de la Méditerranée, ces professionnels locaux sont difficiles à appréhender car ils relèvent de formations et de métiers divers (Souami, Verdeil, 2006). Des ingénieurs et des architectes au Machrek, des géographes et des sociologues au Maghreb pratiquent d’une manière irrégulière et réalisent des études, des expertises, des missions de conseil ou d’assistance. Ils constituent un « milieu » relativement large et ouvert sur lequel s’appuient les organismes publics et les entreprises privées. Difficile de les dénombrer tant leurs activités varient. On peut prendre comme ordre de grandeur les effectifs des différents groupes professionnels au sein desquels se recrutent ces praticiens ponctuels ou potentiels de l’urbanisme et de l’aménagement urbain : 18 000 architectes et ingénieurs civils au Liban ; près de 10 000 architectes et 23 000 ingénieurs civils en Algérie ; 200 000 ingénieurs formés en Égypte (dont plus de la moitié comme ingénieurs civils) ; près de 2 000 architectes et 6 000 ingénieurs au Maroc. Au sein de ce milieu élargi, des praticiens réguliers constituent un noyau de professionnels spécialisés en urbanisme. Quelques indices permettent d’en figurer l’importance. Par exemple, en 2002, plus de 2 000 urbanistes étaient inscrits à l’Ordre des planificateurs urbains en Turquie. Au Liban, on dénombrait environ une centaine de praticiens ayant régulièrement participé à des études ou des plans d’urbanisme entre 1998 et 2002. En Tunisie, l’Association des urbanistes comptait presque 200 membres au début des années 2000.

L’ancienneté et la force des organisations professionnelles existantes accentuent la priorité donnée à la défense et à la structuration des professions d’origine, ce qui ne favorise pas la mobilisation autour de l’urbanisme. Dès les décennies 1940 et 1950, des Ordres des ingénieurs, qui incluent les architectes, sont créés en Turquie, au Liban et en Égypte, ainsi qu’en Palestine. Ces ordres sont à la fois des syndicats et des mutuelles. Ils regroupent la quasi-totalité des professionnels concernés : 30 000 au Liban ou 200 000 en Égypte. Au Maroc et en Algérie, les ordres des architectes et des géomètres, de création plus récente, ont pour unique fonction la régulation de l’exercice du métier (ni mutuelle, ni syndicat).

Au Maghreb comme au Machrek, ces institutions contribuent au débat urbanistique par des séminaires ou des conférences, mais n’ont jamais tenté de structurer la pratique et le milieu des urbanistes à proprement parler. Les organisations professionnelles d’ingénieurs et d’architectes demeurent dans l’incapacité de définir et de porter une doctrine, ni même parfois de garantir une qualité des prestations en urbanisme et en aménagement. Ainsi, les professionnels de l’urbanisme ne se sont pas autonomisés socialement et institutionnellement, par rapport aux professions d’origine.

Pratiques professionnelles :
le poids des références internationales

Cependant, trois vecteurs trament ce qui fait lien et donc dessinent le contour de ce milieu difficile à saisir.

Tout d’abord, les formations contribuent à donner les premiers repères communs dans cette diversité sociologique et professionnelle. Les cursus des architectes, ingénieurs ou géographes ont intégré des enseignements et des diplômes portant sur l’urbanisme dès les années 1930 en Turquie et en Égypte et à partir des années 1970 en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Depuis la fin des années 1990, ces formations se sont multipliées, tout d’abord dans une logique proprement académique : relégitimer les moyens consacrés à cet enseignement supérieur et son extension au Maghreb, en Syrie ou en Égypte ; répondre à un marché naissant et potentiellement rémunérateur dans les universités privées libanaises ou turques. L’enseignement est alors clairement tourné vers les références internationales et peu vers les enjeux locaux. Il constitue toutefois les bases de liens et de repères communs entre ces professionnels.

Un deuxième élément est constitué à partir de ces modèles urbanistiques enseignés dans les écoles, allant des schémas directeurs aux projets de développement urbain. Les professionnels identifient des références partagées et fondatrices de leur pratique : ainsi, les débats sur le centre-ville de Beyrouth appartiennent à cette catégorie, de même que les réalisations autour de la planification du Grand Alger ou les quartiers environnants la Grande Mosquée Hassan II de Casablanca. Une certaine histoire locale de l’urbanisme et de l’aménagement s’écrirait alors pour jouer un rôle agglomérant ces milieux (Lorrain, 2017).

Enfin, le troisième vecteur est la commande d’études et de travaux urbanistiques. Elle a instauré un marché où les intervenants récurrents (commanditaires et commandités) finissent par s’identifier, constituer des repères communs, des habitudes, des routines… Longtemps publique, cette commande connaît une libéralisation progressive à partir des années 1980. Jusqu’à cette période, dans une majorité des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, les urbanistes exerçaient majoritairement dans des administrations ou des bureaux d’études publics. La naissance de bureaux d’études pluridisciplinaires à partir de la décennie 1960 représente un tournant, d’abord au Liban, puis en Égypte et en Turquie. Certains d’entre eux, d’emblée tournés vers l’international, ont pris de l’ampleur et apparaissent en bonne place dans les classements mondiaux de l’Engineering News-Record, comme Dar El Handasah ou Team (Verdeil, 2010). Ils travaillent aussi bien au Moyen-Orient qu’en Afrique, voire en Asie, et concluent des alliances avec des firmes européennes, asiatiques ou américaines afin de gagner une stature mondiale. Certains comptent plus d’un millier de collaborateurs. Depuis les années 1990, l’émergence des grands projets urbains d’envergure a ajouté une autre « couche » à la commande : reconstruction du centre de Beyrouth, des Berges du Lac de Tunis, nouveau centre d’affaires d’Istanbul, nouvelles « villes nouvelles » du Caire et leurs gated communities, projet du Bou Regreg à Rabat, etc. Ils visent pour beaucoup des développements de « haut standing » mobilisant des investisseurs internationaux, en particulier issus des pays du golfe Arabo-Persique (Barthel, 2010). Les professionnels locaux s’y adaptent et ajoutent à leurs pratiques anciennes les réponses à ces nouvelles demandes, tissant ainsi de nouveaux liens et repères.

Le rôle de l’État dans la conduite des projets urbains

Cette libéralisation ne change pas fondamentalement les milieux professionnels de l’urbanisme qui sont restés dans une grande dépendance vis-à-vis des décisions publiques et donc du pouvoir politique. Les travaux d’urbanisme demeurent essentiellement de l’initiative des pouvoirs publics ou supposent leur alliance, voire la connivence de ceux qui les dirigent. Ceci est clair dans des pays marqués par une très forte présence de l’État et de ses ramifications (Algérie, Égypte, Maroc, Tunisie, Syrie). Cette situation se vérifie également dans des pays où les acteurs publics sont moins dominants. Au Liban, les études urbaines sont majoritairement commandées par les organismes publics et les projets urbains majeurs conduits sous leur égide.

Ce rapport aux pouvoirs politiques est lié aux moments fondateurs où les responsables politiques nationaux ne juraient que par la modernisation, le réformisme et le nationalisme. Durant les années 1930, les pouvoirs publics turcs commandent des plans d’urbanisme à des architectes étrangers puis nationaux pour créer des villes à l’image de celles construites en Europe (Yerasimos, 1989). Ils ne l’ont pas fait pour répondre à une pression démographique ou à une croissance rapide. À la même période en Égypte, le nationalisme et le réformisme amènent des professionnels nationaux à des postes de responsabilité pour commander et réaliser des études urbaines selon les méthodes occidentales. Au Liban, reconnu pour l’absence de volontarisme étatique, l’urbanisme reçoit une impulsion fondatrice lorsque le président Chehab (1958-1964) décide la mise en place d’une politique moderne d’aménagement du territoire. Quelques décennies plus tard, au Maroc et en Algérie, alors que les crises urbaines étaient bien visibles, les décisions politiques qui conduisent à la formation de nombreuses promotions de professionnels locaux naissent de la volonté de faire advenir des villes modernes sur le territoire national. Depuis ce premier moment d’émergence, le réformisme, le modernisme et le nationalisme, qui président au contexte d’affirmation de ces professionnels locaux, sont demeurés ancrés comme base politique et culturelle dans la représentation faite de ces milieux par les décideurs, la société et, en partie, les professionnels eux-mêmes.

Mobilisations et résistances

Toutefois, malgré la dépendance économique, les urbanistes n’apparaissent pas comme de simples exécutants de desseins conçus par les pouvoirs politiques. Ils ne viennent pas traduire en projet dessiné le résultat des arbitrages et des rapports de force tels qu’ils s’expriment dans les lieux de décision ou au sein de la société d’une manière plus générale et diffuse. Beaucoup ont investi ce domaine comme un espace de mobilisation d’ordre politique et identitaire. Les deux associations dans la région l’illustrent : l’Association tunisienne des urbanistes et la Chambre des urbanistes turcs ont constitué des lieux de résistance et d’opposition aux pouvoirs nationaux sur le plan urbanistique et politique. Leurs membres ont ainsi été nombreux à participer aux révoltes et révolutions anciennes, mais aussi récentes en Tunisie et en Turquie. Cette intégration des urbanistes dans le corps social et dans la construction des rapports de force politique explique qu’ils ne se soient pas constitués comme un corps ou un groupe socio-professionnel à part comme ce fut le cas pour les médecins, les avocats ou les journalistes dans plusieurs pays de la région. Ils constituent un milieu au sens d’un ensemble d’individus et de groupes qui agissent bien autour des mêmes objets et à partir de pratiques communément reconnues, mais sans s’organiser dans une construction sociale et institutionnelle unique et politiquement visible (Longuenesse, 2007).


Auteur·e·s

Souami Taoufik, urbaniste, École d’urbanisme de Paris


Citer la notice

Souami Taoufik, « Professionnels de l’urbanisme
et de l’aménagement », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/professionnels-de-lurbanisme-et-de-lamenagement/