La position de la capitale politique du Maroc n’a pas toujours été très enviable : à un passé ancien imprégné de sa dualité avec sa « sœur jumelle » Salé (les deux cités semblent s’épier de part et d’autre de l’estuaire du Bou Regreg) a succédé un passé récent marqué par la concurrence avec celle que l’on désigne, avec raison, comme la véritable capitale économique du royaume, Casablanca. Mais, sous l’impulsion du roi Mohammed VI, Rabat est passée à l’heure de la modernité au tournant de ce siècle et ne semble plus avoir de problème d’identité. Le changement de statut de la ville royale résulte de l’accomplissement de grands projets d’aménagement, entrepris dans un triple but : répondre aux besoins de la croissance d’une population de 600 000 habitants ; améliorer les infrastructures de transport à l’intérieur de la ville (création de deux lignes de tramway) ; mieux connecter la ville avec le reste de la conurbation Kénitra-Casablanca, sans oublier la nouvelle gare TGV de Rabat, à la croisée des futurs axes atlantique et maghrébin. Un quatrième objectif royal s’ajoute : faire de la ville une véritable capitale culturelle (construction d’un musée d’art contemporain, d’une grande bibliothèque et d’un grand théâtre national).
Une ville de guerriers, de corsaires…
et celle du résident général
De simple escale phénicienne, carthaginoise et romaine, Rabat se transforme en véritable forteresse [ribat] que le souverain almohade Abd el-Moumen (XIIe siècle) nomme Ribat al-Fath [Camp de la Victoire] en référence aux succès obtenus par ses coreligionnaires dans la guerre sainte contre les chrétiens d’Espagne. À cette époque sont érigées la Kasbah des Oudayas, la tour Hassan – à l’origine une grande mosquée censée faire contrepoids aux villes du Moyen-Orient, mais jamais achevée – et les premières murailles, qualifiées d’« almohades » jusqu’à nos jours, percées de leurs cinq portes. Le règne des Mérinides, qui succèdent aux Almohades qu’ils exècrent, voit Rabat décliner sur deux fronts : c’est Fès qui est choisie comme capitale en 1269 et Salé qui développe un puissant arsenal maritime. Ceci n’empêche pas la ville de se doter d’une nécropole : le site du Chellah (1339), joyau du patrimoine rbati. Une phase de revitalisation démarre au début du XVIIe siècle avec l’arrivée des Morisques, en provenance d’Andalousie. À leur tour, ils construisent une enceinte, le « mur des Andalous » qui délimite toujours la médina de Rabat. Leur activité principale est la course au large, qu’ils pratiquent avec succès et en s’aventurant très loin dans l’Atlantique ; ils créent même une république maritime, la République du Bou Regreg. Rabat, véritable repaire de corsaires, est alors une ville cosmopolite, qui compte autant de bandits que de riches négociants (qui échangent leurs captifs rue des Consuls) et s’appelle à cette époque Salé-le-Neuf. La « course » perdurera jusqu’en 1818. Entre-temps (1666), les Alaouites ont pris le pouvoir et fait de Fès le siège de la dynastie. Mais quand vient l’heure du protectorat (1912), séduit par son climat océanique et sa position stratégique – les trois autres cités impériales n’ont pas d’accès à la mer –, le maréchal Lyautey décide d’attribuer à Rabat le rôle de capitale du Maroc, reléguant Fès au rang de capitale « spirituelle ».
« De ce Rabat-là, il reste tout, ou presque » :
l’inscription à l’Unesco
Dans une double optique de moderniser la ville tout en respectant son histoire architecturale (le maréchal ne s’est pas remis de la démolition des remparts tunisois…), Lyautey convoque au Maroc une cohorte de jeunes et talentueux architectes et urbanistes français, qu’il place sous la houlette d’Henri Prost. Conformément aux vœux du résident général, celui-ci dessine le plan de la ville coloniale qu’il insère intégralement à l’intérieur de l’enceinte almohade, prenant même le soin de tracer les rues sur les parcours empruntés au préalable par les rbatis. Celles-ci seront bordées quasiment dans leur totalité par des arbres, à l’initiative de l’architecte-paysagiste Jean-Claude Forestier, qui concevra également le Jardin d’essais (1917, réhabilité en 2013), de part et d’autre de l’avenue de la Victoire. Le boulevard Mohammed V est tracé symboliquement de la médina à la mosquée Al-Sunna, la tour Hassan est dégagée et mise en perspective et la Kasbah des Oudayas est préservée. Deux autres architectes se partagent la construction de monuments qui font, encore aujourd’hui, l’identité de la ville : la cathédrale Saint-Pierre, la gare de Rabat-Ville et le palais de justice sont l’œuvre d’Adrien Laforgue, la Poste et la Résidence (actuel ministère de l’Intérieur), celles d’Albert Laprade. Quelques années plus tard (1928), trois entrepreneurs s’associent pour édifier le toujours fameux (surtout son arche) hôtel Balima et l’architecte « brutaliste » Zévaco, plus connu pour ses réalisations casablancaises et agadiroises, laisse son empreinte à Rabat avec le siège de la Banque nationale de développement économique.
Lorsque l’indépendance du Maroc est proclamée en 1956, Mohammed V conserve à Rabat son titre et ses fonctions de capitale du royaume, ce qui vaudra au « libérateur de la Nation » d’être inhumé, de même que ses deux fils (dont Hassan II), dans le mausolée qui porte son nom, au pied de la tour Hassan.
Grâce à la préservation du passé arabo-musulman de la ville, associée à la subtilité de la trame urbaine dessinée par Prost et à l’inventivité des architectes choisis par Lyautey et les administrations suivantes, Rabat a obtenu en 2012 son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, en tant que « bien culturel ». Mais en 2020, il est question d’une remise en cause de cette inscription au vu, notamment, de ce que certains qualifient de « défiguration du lieu » en raison des projets d’aménagement effectués de part et d’autre du Bou Regreg.
Un projet qui se veut structurant pour les deux rives
À l’image de l’appellation de l’aéroport – Aéroport international de Rabat-Salé (987 000 passagers en 2018) –, situé sur la commune de Salé, les deux villes de Rabat et Salé sont aujourd’hui indissociables et complémentaires. Rabat prodigue les emplois (tertiaires principalement) et distribue les ressources, pendant que Salé, qui a conservé une marque industrielle et reste proche des campagnes environnantes, loge les employés (Troin, 2002), en particulier les fonctionnaires aux revenus limités. Mais c’est le projet de réaménagement des berges du Bou Regreg qui illustre le mieux le lien qui unit désormais les deux communes, incarné par le nouveau pont Hassan II (2 × 3 voies) sur lequel se croisent les rames du tramway mis en circulation en mai 2011 (2 lignes et 41 stations sur 22 km). Cette réalisation hautement symbolique de l’Agence pour l’aménagement de la vallée du Bou Regreg (AAVB), créée en 2005 sur décision royale, n’est qu’un des maillons de la chaîne de six séquences (les deux premières – Bab Al-Bahr et Al-Saha Al-Kabira – sont achevées) qui vise à « doter la capitale du royaume d’une vitrine urbaine reflétant le caractère historique du site » (site de l’AAVB). Pour ce faire, des partenariats avec des investisseurs étrangers, émiratis principalement (consortium Al Maâbar International d’Abu Dhabi) ont été mis en œuvre, tandis que des méthodes d’élaboration ont été puisées dans les pratiques européennes de l’urbanisme de projet (Barthel, Mouloudi, 2009) et que des phases de concertation avec la population ont également été organisées, notamment avec les barcassiers et les pêcheurs de Salé qui s’étaient mobilisés. Le lancement officiel des travaux, qui porteront à terme sur 6 000 ha, a eu lieu le 7 janvier 2006. En 2007, les quais et débarcadères de Rabat (1,2 km) aménagés en promenade sont ouverts au public – familles et jeunes couples y sont les plus représentés (Moussalih, 2019) ; ils servent aussi de support au festival international de musique Mawazine-Rythmes du Monde. Les 240 anneaux de la Bou Regreg Marina (côté Salé) sont fonctionnels dès 2008, suivis par les 512 000 m2 de résidences, hôtels et commerces de Bab Al-Bahr, commercialisés en 2010. Enfin, un tunnel passant sous la Kasbah des Oudayas est mis en service en 2011. Pour clôturer la deuxième séquence, on attend d’un jour à l’autre l’inauguration du Grand Théâtre de Rabat (Zaha Hadid architecte) et du Musée d’archéologie et des sciences de la Terre. Les quatre séquences suivantes, sur une profondeur de 15 km en amont de l’estuaire, jusqu’au barrage de Sidi Mohammed Ben Abdallah, sont en cours de réalisation.
Rabat « coche toutes les cases »
des grands projets générés par la mondialisation
Si l’on reprend la typologie en sept rubriques des « grands projets générés par la mondialisation » établie dans Territoire(s) et politique(s) dans les périphéries des grandes villes du Maghreb (Signoles, 2014), des fronts d’eau aux nouvelles centralités commerciales en passant par les villes nouvelles, les infrastructures de transport et autres, Rabat remporte la mise à sept reprises !
En matière de waterfront, au projet du Bou Regreg est venu s’accoler celui du littoral atlantique – Saphira, confié à un autre groupe émirati, Emaar –, 11 km de « corniche » de Bab Al-Bahr à Témara en bordure d’un espace très urbanisé et qui regorge de monuments historiques, qu’il s’agit de réaménager. Sur les neuf zones d’exploitation, cinq sont à vocation touristique et de loisirs (dont le « Grand Souk » qui raccordera cet espace à l’ancienne médina), quatre à vocation résidentielle, comprenant également des équipements culturels, un centre des congrès, un centre commercial de 45 000 m2 et un établissement hospitalier. À une échelle plus réduite mais dans le même ordre d’idée, le quartier de l’Agdal a connu récemment une cure de jouvence qui l’a transformé en « nouveau quartier branché », avec salles de sport, cafés et restaurants à la mode. Les jeunes Rbatis s’y retrouvent en fin de journée, quand ils ne fréquentent pas les nombreux malls (une dizaine) récemment construits une fois de plus par des investisseurs du Golfe (Harroud, 2016). On observe également de nouvelles pratiques à Hay Riad, quartier résidentiel de « haut standing » qui accueille désormais nombre de ministères, administrations et autres sièges d’entreprises marocaines et internationales de renom. À proximité, sur l’emplacement de l’ancien zoo, le quartier Ryad Al Andalous s’est doté de hauts immeubles, d’autres malls et d’un complexe sportif.
S’agissant enfin de la ville nouvelle de Tamesna (30 km au sud de Rabat), sortie de terre en 2007, le « centre urbain [que l’on voulait] autonome » est plutôt en passe de devenir une nouvelle marge urbaine, une ville-dortoir de 11 000 logements (sur les 50 000 prévus), sans aucun des grands équipements annoncés et, pire, sans aucun transport collectif digne de ce nom, capable de véhiculer les 40 000 habitants vers le centre de la capitale.
La ville en quête d’identité des siècles passés est devenue au XXIe siècle une ville paradoxale : attractive pour les décideurs qui lui ont fait revêtir les atours de la modernité et pour les touristes en quête de patrimoine authentique ; mais insuffisamment accueillante pour une large population, laissée de côté par les nouveaux programmes d’aménagement ou abandonnée dans les nouveaux quartiers, excentrés et mal équipés.