Ramallah est passée sous le contrôle administratif de l’Autorité palestinienne peu après la signature de l’Accord intérimaire sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, dit d’« Oslo II », ratifié avec les autorités israéliennes, en 1995. À l’époque, quelques blocs de pierre posés en quinconce sur la chaussée et plusieurs policiers vêtus d’uniformes bleus, en faction devant une guérite décorée aux couleurs du drapeau palestinien, marquaient l’entrée sud de la ville. À son approche, les taxis jaunes et minibus blancs, transports en commun permettant de se rendre à Jérusalem (distante de 15 km), ralentissaient, tout en klaxonnant gaiement.
La « capitale » des Palestiniens
La ville est rapidement devenue le siège des administrations centrales et déconcentrées qui ont pris place, dans un premier temps, dans le bâti existant : de vieilles maisons ottomanes en pierre, dotées de grandes pièces, froides en hiver, équipées tout au plus d’un bureau et de quelques chaises, dans lesquelles on entrait sans inspection d’identité et qui étaient régulièrement visitées par des marchands ambulants. Par la suite, ces administrations ont été dotées de bâtiments officiels flambant neuf, spécifiquement conçus pour accueillir des bureaux, mais aussi des usagers, attendus à l’entrée par des gardiens de sécurité et des hôtesses d’accueil chargés de filtrer l’accès aux plus hautes autorités. Financés largement par les bailleurs de fonds, ces bâtiments étaient repérables aux drapeaux palestiniens qui flottaient à l’entrée, ainsi qu’aux écussons placardés sur les murs. Dispersés en différents endroits de la ville, ils sont devenus des points de repère visuels et géographiques pour les habitants, comme pour les chauffeurs de taxi. Certains d’entre eux arboraient un design« moderne », qui tranchait avec le style architectural hérité, tel le siège de la police palestinienne établi dans le quartier résidentiel ancien d’al-Tireh et affublé d’un dôme doré. La ville a progressivement acquis le statut de capitale « par défaut » (Heacock, 2013), quand bien même Jérusalem demeurait la ville revendiquée comme telle par la Direction palestinienne. Ramallah hébergeait, en effet, le quartier général du président de l’Autorité palestinienne (la Muqata’a, sise dans les locaux d’une ancienne prison), mais aussi le Parlement (sorti de terre rapidement pour pouvoir abriter le travail législatif des tout nouveaux députés élus en 1996), ou encore des représentations diplomatiques étrangères. L’installation d’organisations internationales, mais aussi de grandes ONG palestiniennes, y a accentué cette tendance. Profitant des dividendes de « l’économie de la paix » (Blin, Fargues, 1995), le territoire urbain de Ramallah a aussi accueilli une toute nouvelle économie des loisirs : entre 1996 et 2000, la ville s’est parée de son premier McDonald’s local, de ses premiers bars, de sa première discothèque, de ses premiers hôtels de luxe, mais également de nombreux restaurants de cuisine traditionnelle et… de son premier supermarché doté de caddies ! Ces nouveaux lieux de sortie étaient fréquentés par les « internationaux », très présents dans la ville (Chaveneau, 2018), les fonctionnaires de l’Autorité palestinienne employés dans le secteur du state building, les Palestiniens de la diaspora (notamment ceux en provenance des États-Unis et du Golfe) aspirant à trouver dans leur nouvelle ville de résidence des pratiques de consommation à l’occidentale et, enfin, la jeunesse de la ville, « dorée » ou issue des quartiers populaires, soucieuse de « normaliser » son quotidien après plusieurs décennies d’occupation militaire.
Alors que Ramallah eut longtemps des allures de ville provinciale – une partie de sa renommée provenant de son climat tempéré l’été, du fait de sa situation à 800 m d’altitude –, elle connut ainsi un véritable boom, à la fois économique, politique et culturel, dans les années qui font suite à l’Accord de paix d’Oslo I, signé en 1993. Le petit bourg à l’atmosphère tranquille – porté par une bourgeoisie chrétienne tournée, dès le XIXe siècle, vers les Amériques, et dont l’université de Bir Zeit participe au rayonnement international – devint une localité attirante, cosmopolite, pourvoyeuse d’opportunités d’emploi pour les Palestiniens d’où qu’ils soient, ainsi que de culture et de vie nocturne. L’expansion de la ville se traduisit également sur le plan démographique, puisqu’en 2012, la ville comptait 70 000 habitants et son agglomération 200 000, alors qu’elle n’en abritait que 40 000 dix ans plus tôt – Ramallah faisait cependant toujours figure de petite ville en comparaison des deux poids lourds de Cisjordanie qu’étaient alors Hébron (170 000 habitants) et Naplouse (140 000). Sur le plan urbain, la ville se para de nouveaux quartiers résidentiels, plutôt huppés, sis sur les collines périphériques. Des villas poussèrent de manière erratique, contribuant à étendre les réseaux urbains vers les « marches » de la ville. De grands projets urbains, à portée symbolique, furent initiés, faisant de Ramallah l’un des fleurons économiques de l’Autorité palestinienne. Il en fut ainsi du réaménagement du rond-point d’entrée dans la ville, Al-Manara, transformé en 2000 en place aux Lions surmontée d’une fontaine, qui représente les familles fondatrices de la cité. L’ancien espace boueux à l’arrière du marché d’où partaient les taxis collectifs dans un concert de klaxons fut, quant à lui, rénové en gare routière dans un immeuble « moderne » doté de plusieurs étages (avec ascenseurs), où régnait toujours cependant une atmosphère électrique, l’odeur du café et les hurlements des rabatteurs cherchant à remplir les sièges vacants des voitures en attente. Partout, l’étalement urbain mangea les terrains laissés en friche et les collines plantées d’oliviers.
Le développement urbain exponentiel de Ramallah sonna alors comme l’entrée dans une ère nouvelle tant, depuis l’occupation militaire des Territoires palestiniens en 1967, une politique israélienne d’obstruction de permis de construire et de démolition de maisons empêchait toute construction palestinienne. Mais la verticalité des constructions nouvelles rappelait également la perpétuation de contraintes d’aménagement, toujours israéliennes, dans la mesure où les Palestiniens ne pouvaient décider, seuls, de la localisation de leur expansion. De fait, ni l’Autorité palestinienne ni la municipalité de Ramallah n’avaient alors prise sur les terrains ceinturant la ville qui, en dépit de la signature de la « paix » d’Oslo, demeuraient sous le contrôle des Israéliens. Des colonies de peuplement israéliennes empêchaient l’extension urbaine de la ville (telle Bet El, au nord, siège de l’administration civile de l’occupant), tandis qu’une ligne-frontière imposée par Israël entre Ramallah et Jérusalem(-Est) dans la localité d’Al-Ram, non seulement bloquait toute possibilité de développement urbain futur, mais aussi ralentissait (ou interdisait, selon les périodes et les populations considérées) les flux de circulation entre les deux villes de Cisjordanie. Cette ligne-frontière, matérialisée initialement par des blocs de béton et des drapeaux israéliens, puis des barrages militaires [check-points]équipés de jeeps et de guérites, a été le lieu vers lequel ont convergé, de façon récurrente, les jeunes Palestiniens en colère, dès lors qu’ils voulaient signifier à l’occupant, ainsi qu’aux dirigeants de l’Autorité palestinienne, leur ras-le-bol de la situation qu’ils considéraient comme injuste et, notamment, leur opposition aux négociations de paix qui apportaient peu de reconnaissance à leurs droits nationaux tout en permettant la poursuite de la colonisation sans ambages. C’est aussi là que les jeunes Palestiniens du camp de réfugiés de Qalandia, situé tout à côté, commémoraient des dates d’événements symboliques, en invectivant les soldats à coup de pierres et slogans nationalistes. Lieu-rappel de la domination politique, il a constitué un espace de violences politiques à chaque période de détérioration des relations diplomatiques et, plus particulièrement, à compter de 2001-2002 dans le contexte de la secondeintifada. La rupture des négociations diplomatiques entre les deux parties conduisit, en effet, les Israéliens à user de manière particulièrement asymétrique de la violence armée à l’encontre des Palestiniens. En l’espèce, à Ramallah, l’aviation israélienne bombarda les principaux bâtiments publics de la ville, notamment les plus emblématiques comme le quartier général de Yasser Arafat, le siège de la télévision et de la radio publiques palestiniennes ou le bâtiment des forces de la police nationale. Les chars prirent ensuite le contrôle des principales artères de la ville, se positionnant aux portes d’entrée et de sortie de celle-ci, et imposant aux habitants apeurés un couvre-feu total.
Une « ville-monde » ?
Fin 2002, il était encore difficile d’aller et venir librement dans la ville, des blindés la sillonnant toujours. Les routes avaient été défigurées par le passage des chars, certains immeubles éventrés ou totalement détruits, tandis que des gravats s’étalaient partout, de même que des tas d’immondices, dont les odeurs pestilentielles rappelaient aux habitants leurs mois de huis clos imposés. Les bâtiments ministériels avaient été saccagés par les soldats de Tsahal et vidés de leurs ordinateurs et documents d’archives. Quant à l’économie de la ville, elle fonctionnait au ralenti. De nombreux commerces avaient tiré définitivement leurs rideaux, tandis que les cafés et lieux de sortie existant jusque-là tardaient à rouvrir. Les « internationaux » avaient pour beaucoup déserté la cité, s’étant repliés sur Jérusalem ou Tel-Aviv, à proximité de leurs représentations diplomatiques. Ramallah, la ville-symbole de l’Autorité palestinienne, la ville-étendard de l’économie palestinienne, qui aspirait à devenir « la petite Singapour du Moyen-Orient » (Barthe, 2011), faisait alors figure de ville meurtrie.
En l’espace de quelques années toutefois, la ville redevint l’épicentre de l’économie politique palestinienne. Plus particulièrement, à la faveur du changement de contexte politique, ouvert en 2004 par la disparition de Yasser Arafat, puis par la structuration de deux gouvernements palestiniens concurrents (l’un dans la bande de Gaza tenu par le mouvement islamiste du Hamas et l’autre, en Cisjordanie, porté par le Fatah, le parti « historique » de la lutte nationale), Ramallah fut le siège privilégié de la politique de « l’État d’abord ». Cette politique, impulsée par Salam Fayyad (alors Premier ministre), avait pour enjeu la (re)stimulation de l’économie de la paix, après plus de cinq années d’intifada et la construction d’un État palestinien, indépendamment de la situation d’occupation territoriale. Soutenue financièrement par la communauté internationale, mais aussi par des capitaux en provenance du Golfe et de la diaspora palestinienne, elle conduisit Ramallah à se parer des atours d’une « ville-monde ». De nombreux projets urbains y furent présentés comme des innovations architecturales, telle la ville nouvelle deRawabi, portée par un milliardaire américano-palestinien. Par ailleurs, un quartier d’affaires fut érigé à côté d’un nouveau quartier administratif (Al-Irsal),qui concentre les sièges des principaux ministères et agences publiques. Il fut doté de plusieurs immeubles designqui abritent les sièges sociaux de grandes banques et entreprises (telle que l’imposante tour en verre de l’opérateur de téléphone mobile PalTel), des hôtels de luxe (comme celui de la chaîne suisse Mövenpick) et de grands centres commerciaux qui, en plus de donner l’accès à un mode de consommation à l’occidental, fourmillent de bars branchés, restaurants de grandes chaînes étrangères, salles de jeux vidéo et/ou parcs d’attractions pour enfants. Ce développement urbain, qui dote Ramallah de plusieurs skylines, fut alors principalement porté par des acteurs privés poursuivant des logiques d’accaparement foncier et financier. Il contraste assez fortement avec la politique de préservation patrimoniale du centre historique, que la municipalité de Ramallah conduit, de manière active, depuis 2010 (Bosredon et al., 2014). Celle-ci est rendue possible grâce à l’aide technique de Riwaq, une association d’architectes reconnue pour ses activités de réhabilitation du bâti ancien, et l’aide financière de banques étrangères de développement : elle consiste en la mise en valeur du tissu ancien de la vieille ville ainsi qu’en l’impulsion d’une politique culturelle à destination des populations locales et d’un public étranger (le quartier abrite désormais le Conservatoire national de musique, des galeries d’art et un festival de danse contemporaine). Cette politique vise à redynamiser des espaces urbains paupérisés, laissés « en marge » du développement, qui puissent servir de creuset à la fabrique d’une identité locale revisitée – en particulier chrétienne et tournée vers l’international.
L’ensemble de ces dynamiques et projets urbains, aux logiques parallèles parfois concurrentes, ont suscité – et suscitent encore – des discours de rancœur à l’égard des habitants de Ramallah, estimés (trop) privilégiés par beaucoup de Palestiniens. Ainsi, à l’instar des paroles contenues dans la réalisation sonore Syndrome de Ramallah, certains soutiennent que« Ramallah est, d’une manière ou d’une autre, un exemple de normalisation [de] l’occupation israélienne, que la ville ressemble désormais à un champignon après qu’elle s’est détachée du restant des villes, villages et camps palestiniens sur les plans territorial, intellectuel, politique et économique. D’autres voix s’interrogent sur cette hypothèse. Une voix affirme que Ramallah est, malgré tout cela, un espace propice aux questions, à la création ; un espace intime et non pas un simple champignon. D’autres voix doutent de cette affirmation. » (Shibli, 2009)