Rentes & investissements

S’il fallait trouver des traits communs au Maghreb et au Proche-Orient aujourd’hui, au-delà de ressources culturelles et linguistiques partagées, l’économie de rentes serait toujours en bonne place. Non loin, nous trouverions la centralité non réduite de la puissance publique, de l’État et la stabilité des régimes en place malgré les printemps arabes. Une trajectoire post-indépendance très particulière se dessine et les formes urbaines produites en témoignent assurément. Au-delà des divergences, l’adhésion à la doxa libérale depuis les ajustements structurels (1980-1990) a balayé les ambitions socialistes en consacrant l’ouverture économique transnationale et l’entreprenariat privé. Le capital en circulation s’est démultiplié, les hommes d’affaires sont devenus des acteurs prééminents. Ils sont toutefois restés à l’ombre des puissants qui verrouillent les appareils d’État quand ils ne se confondent pas avec eux. Autrement dit, à partir du moment où nous identifions l’importance des rentes, il faut penser leur capture et leur fixation. Plus encore, peut-être, il nous faudrait prendre en compte la centralité géostratégique de la région et les guerres qui la traversent, mais aussi les contestations à référent islamique, souvent violentes, et les révolutions populaires de la dernière décennie. Ici, des rentes stratégiques et diplomatiques interfèrent avec les exigences de rentabilité des investissements. Dans le sillage des répressions et des destructions accompagnées de déplacements massifs de population, stabiliser des régimes, éviter les révoltes du pain, reconstruire et refaçonner à son image un pays (plus démocratique, plus proche des Frères musulmans, etc.) sont des intentions au cœur des transferts financiers entre les monarchies pétrolières et les pays plus pauvres de la région, comme entre les puissances occidentales et ces derniers. Dans ce contexte, les trajectoires urbaines ont été fortement impactées, les formes et les paysages bouleversés, les déséquilibres socio-spatiaux amplifiés. Afin de définir plus avant en quoi les rentes recomposent, étendent et distordent la fabrique urbaine dans le monde arabe, nous proposons de distinguer trois dimensions. La première a trait à ce que la rente pétrolière et sa circulation font à la ville. Ensuite, nous indiquerons en quoi l’abondance de liquidités et sa capture de plus en plus exclusive redéfinissent les prix du sol urbain et, ce faisant, recomposent le déploiement spatial de la rente urbaine. Ce panorama, sans prétendre à l’exhaustivité de l’exposé des enjeux et des transformations se doit, enfin, de prendre en compte le rôle des rentes stratégiques, des conflits, des destructions et reconstructions comme horizon ultime d’intensification des circulations financières qui refaçonnent les villes du Maghreb et du Moyen-Orient.

La région, ses villes et la rente pétrolière

Surgie au milieu des années 1970, la rente pétrolière, tout en bi-polarisant les pays de la région entre les pays riches – des monarchies pour l’essentiel – et les autres, a fortement contribué à les intégrer à travers des flux d’investissement. S’ajoutent ceux de travailleurs émigrés qui abondent des revenus importés dans leur pays d’origine, comme en Égypte. En premier lieu, à partir du moment où la moitié du PIB des monarchies du Golfe a été extrait de l’exploitation de l’or noir, des villes radicalement nouvelles sont sorties des sables, loin des rares cités anciennes. Il s’est agi de construire dans des ensembles de tours, attirant pour leur édification les plus grands cabinets d’architecture du monde, les conditions d’une modernité susceptible de porter une économie plus diversifiée anticipant la fin du pétrole (Davis, 2007). La finance est au cœur de ces villes, comme à Dubaï avec ses 23 000 employés en 2018 (à mettre en regard des 140 000 de la City de Londres). Contrairement à la plupart des villes de la région, Dubaï, fortement exposée globalement, sera touchée de plein fouet par la crise des subprimes, tant et si bien qu’en 2009, la moitié des innombrables projets immobiliers seront à l’arrêt (Lavergne, 2009). Les liquidités massives des royaumes pétroliers ne trouvent pas à s’investir totalement sur place sans faire courir le risque d’une inflation. Aussi, forts de la confusion entre intérêts privés et publics autour des dynasties princières, de très puissants fonds souverains s’allient à des grands groupes privés de la construction et de l’immobilier pour promouvoir et accompagner des méga-projets dans les pays de la région ; quartiers centraux, malls, gated communities dans les villes nouvelles autour du Caire, tours sur les berges du Nil, front de mer et marina à Casablanca et Tunis. Autant de manières d’investir et de fixer des surplus financiers tout en soutenant des régimes frères, même au risque de rendements très limités tant les cibles commerciales de ces projets sont ténues. Le lien entre rente pétrolière et production urbaine existe depuis les années 1970 mais il a changé de nature en se détachant d’une approche planifiée et dirigiste (Hein, Sedighi, 2016) au profit d’initiatives « atomisées », dominées par des acteurs privés qui s’accaparent – précipitant la transition libérale – la rente foncière mise à disposition par des institutions étatiques et paraétatiques en transition managériale, sommées de générer des liquidités et pratiquant un urbanisme de plus en plus dérogatoire (Signoles, 2014). L’Algérie et, dans une certaine mesure, la Libye de Kadhafi ont maintenu plus longtemps, ou renouvelé, leur contrat de redistribution des richesses dans une perspective plus inclusive nécessaire à la stabilité des régimes en place. La manne pétrolière a, dans un cas, permis de subventionner notamment d’immenses programmes de logements et l’accession à la propriété dans le parc public – vecteur, par reventes, de l’explosion des quartiers auto-construits en périphérie (Safar Zitoun, 2012) ; quand, dans l’autre, il s’est agi de satisfaire les demandes de toutes les composantes tribales en offrant à chacune une ville modernisée. Les contrats en nature avec les compagnies pétrolières chinoises, en Algérie ou au Soudan, ont favorisé le développement des infrastructures urbaines et parfois des programmes immobiliers accessibles, notamment autour d’Alger, ou exclusifs comme à Khartoum (Choplin, Franck, 2010).

La rente urbaine et la financiarisation

Les ressources urbaines – le sol, les infrastructures et les biens immobiliers – sont elles-mêmes devenues des actifs appréciés financièrement bien au-dessus de leur valeur d’usage. La dimension patrimoniale du capital fixe bâti n’est pas une valeur sociétale nouvelle. Les biens urbains représentent une cible privilégiée de l’épargne et de la transmission intergénérationnelle pour la classe moyenne, tout particulièrement au Maghreb et au Moyen-Orient où le système financier reste très peu inclusif. L’ouverture à l’investissement de nouveaux territoires jusqu’alors hors marché est certainement le signe le plus tangible de cette rupture dans la conception du sol urbain et de sa maîtrise par la puissance publique, qu’il s’agisse des remblais côtiers à Beyrouth (Verdeil, 2017b), du comblement de la lagune à Tunis (Barthel, 2014) ou des villes et quartiers privés qui n’ont de cesse de démultiplier l’étendue du Caire (Sims, 2015). La privatisation de biens publics et l’émergence très rapide de grandes compagnies immobilières fortement capitalisées, concomitante de la réouverture des bourses, de facilités de crédits accordées par les banques publiques et des partenariats avec des compagnies du Golfe constituent également des transformations des modes d’agir partagées. La rente urbaine change ainsi de nature et devient un actif où se réinvestissent et se fixent les surplus économiques et rentiers (Lorrain, Verdeil, 2017). Cela se traduit, à des degrés divers selon les pays, les villes et les quartiers, par une explosion des prix, comme c’est le cas pour Alger (Souami, 2017). Il faut y voir le signe le plus tangible d’une dérive spéculative qui détache le logement de sa valeur d’usage tout en accélérant la polarisation sociale. Les flux financiers ne se résument pas à une attraction de capitaux émanant des monarchies du Golfe : des liquidités espagnoles ont pu, ainsi, rejoindre des projets immobiliers au Maroc, notamment à Tanger après que la crise financière a anéanti le marché immobilier des villes ibériques (Kutz, 2016). Pour autant, les Marocains ne se sont pas précipités pour s’endetter auprès des banques et ces investissements n’ont guère été fructueux. De la même manière, le crédit hypothécaire n’a pas percé auprès des citadins égyptiens. La possibilité d’émergence d’un logement abordable comme nouveau gisement d’extraction de richesse pour des familles ordinaires est restée un horizon programmatique. Il faut sans doute y voir une limite à la financiarisation de la production urbaine qui tient aux compétences des habitants à résister à ses manières de faire (Kutz, 2018). Loin d’être paradigmatique d’une transition néolibérale générique, la privatisation des réserves foncières urbaines et périurbaines, immenses dans les contextes désertiques, n’échappe guère aux particularismes (souvent autoritaires) des recompositions étatiques qui ont suivi les printemps arabes et 2011. En Égypte où l’armée a, plus que jamais, pris le pouvoir, les officiers supérieurs et les compagnies qu’ils contrôlent maîtrisent aussi bien la distribution du sol que l’établissement de joint-ventures avec les compagnies du Golfe associées aux méga-projets qu’ils décident de promouvoir. Le gigantisme atteint ici des proportions inégalées avec la « nouvelle capitale », déjà en cours de réalisation, et appelée à s’étendre sur pas moins de 700 km2 entre Le Caire et la mer Rouge. Planification à grande échelle et étatisme renouvelé s’expriment sans limite apparente dans les constructions et les infrastructures qui se déploient très vite, faisant fi de tous les enseignements récents de l’urbanisme et de la durabilité. Forte d’une maîtrise totale de la définition de l’intérêt supérieur et du monopole d’une vision, comme de la violence, une élite restreinte a mis à distance la rationalité économique et la rentabilité des investissements – sauf, sans doute, en termes d’enrichissement personnel.

Soutenir, détruire, diviser et reconstruire

Ces flux d’investissement vers les produits immobiliers des métropoles du Maghreb et du Moyen-Orient sont les vecteurs d’une certaine intégration régionale (Choplin, Vignal, 2015). Ils ne répondent pas aux normes canoniques de la rationalité économique, ni à une quête de profit rapide. Toutefois, les intentions politiques ne sont pas négligeables. Maia Sinno (2015) souligne ainsi que le Qatar, en conformité avec son soutien aux Frères musulmans, s’est engagé à investir en Égypte une fois le président Morsi élu. Ce parrainage financier s’accompagna d’annonces de projets immobiliers prestigieux. En 2013, après le coup d’État qui renversa Morsi au profit du maréchal Al-Sissi, l’effacement des investisseurs qataris a été compensé par les participations généreuses émanant de l’Arabie saoudite et du Koweït. Dans les deux cas, le déverrouillage d’opportunités foncières et immobilières s’impose comme une condition au soutien politique et financier avec, à la fois, l’accès à des opportunités exclusives et le soutien à la production massive de logements abordables. Ici encore, l’alignement des initiatives des entrepreneurs de la finance, de la construction et de l’immobilier avec la politique étrangère des pays émetteurs est une dimension caractéristique. La libéralisation n’est pas synonyme de l’effacement de l’État, à moins qu’il nous faille penser la privatisation de l’État lui-même au profit d’un attelage restreint de clients et partenaires du régime. Le spectre de la violence, l’autoritarisme et la répression constituent, dès lors, l’outil essentiel pour faire tenir ensemble des sociétés dans lesquelles inégalités et marginalisation n’ont de cesse de s’accroître. L’investissement transnational dans la production urbaine revêt enfin une forme spécifique et tragique liée aux guerres et aux destructions qui jalonnent la région. Le faramineux chantier de « reconstruction » de Bagdad aura été, de ce point de vue, un laboratoire dont les leçons ont une portée globale. Elles seront notamment réinvesties dans le traitement de La Nouvelle-Orléans après Katrina (Graham, 2011) où seront appliqués les mêmes principes ultra-libéraux de tri social, ethnique et de dépossession. Ici s’inventent les contours d’un « capitalisme du désastre » (Klein, 2007) articulé aux opérations militaires, à l’entregent et aux savoir-faire des grands groupes transnationaux de construction en mesure de capter les flux de l’aide post-conflit. Les destructions militaires sont, en ce sens, l’horizon ultime de la création de richesse par dépossession. Que ces dépossessions passent par des substitutions de population entre quartiers dans les villes irakiennes, par une contestation de la propriété en Syrie (Clerc, 2014 ; Yaya, 2018), par l’occupation en Palestine, etc. Le rêve américain d’un démantèlement de l’appareil d’État irakien par réallocation des ressources au profit d’entreprises libres promues à travers le gigantesque flux financier de la reconstruction a plongé Bagdad dans une terrible spirale de violence, la prévarication, l’informalité et des trafics de toutes sortes (Medani, 2004). Dans ces efforts de reconstruction passés, présents et à venir, l’État ne s’efface pas et, là encore, la confusion, la fusion parfois, entre intérêts privés et publics s’impose, comme dans le cas de la reconstruction de Beyrouth par la société Solidere, qui appartient aux Premiers ministres, père puis fils, Hariri. Aujourd’hui, les luttes d’influence des puissances autour de la reconstruction, en Syrie aussi bien qu’en Libye, indiquent combien les aides, les mouvements de capitaux et les investissements directs n’échappent pas à un pilotage d’État, à leur source ainsi qu’à leur arrivée.


Auteur·e·s

Denis Éric, géographe, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Denis Éric, « Rentes & investissements », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/rentes-%ef%bc%86-investissements/