Sebha

Province méridionale de la Libye, le Fezzan en général, et sa capitale Sebha en particulier, ont connu, à la suite de l’effondrement de l’État libyen en 2011, une recrudescence des processus de « retribalisation » militarisée. La multiplication des affrontements intertribaux, la généralisation des représailles armées contre les groupes ennemis, l’essor de la contrebande d’armes, l’exacerbation de la compétition acharnée entre les diverses factions locales pour le contrôle de la frontière méridionale du pays et la course vers la maîtrise de ce territoire dont le sous-sol recèle des ressources fabuleuses ont poussé les individus à rechercher, dans la plupart des cas, la protection du référent tribal, face aux multiples périls qui les guettent.

Ceci explique que, depuis la fin de l’insurrection, la population de Sebha ait doublé avec l’afflux massif des « déplacés de l’intérieur », ces réfugiés libyens dans leur propre pays. La guerre a chassé de leurs territoires des tribus et des clans entiers. La capitale du Fezzan s’est alors transformée progressivement en cité-refuge pour des populations souvent considérées comme les perdantes de la guerre. Ces populations démunies, chassées et stigmatisées, se sont rapidement mobilisées au sein des milices, alimentant de ce fait la spirale de la guerre civile qui déchire le pays.

Violence tribale et prédation des ressources :
la tentation séparatiste

La chute de la Jamahiriya [« l’État des masses » selon l’appellation du défunt « guide » Kadhafi] a profondément modifié les rapports politiques et changé les alliances dans l’ensemble du pays et principalement au Fezzan. Ainsi, la capitale de la province, Sebha, devint le lieu des affrontements tribaux, des recompositions des alliances et de la conquête des centres du pouvoir local. La soudaine disparition de l’État fut à l’origine d’un foisonnement des réseaux tribaux et de la réémergence des anciennes revendications, ainsi que des revanches historiques entre lignages. En l’absence de structures politiques légitimes susceptibles d’assurer la redistribution des revenus et le maintien de l’ordre sur le territoire du Fezzan en général, et à Sebha en particulier, les divers groupes tribaux s’engagèrent dans une compétition pour la sécurisation de leurs quartiers et la prédation des ressources. Les groupes tribaux, jadis fragilisés par des années de précarisation économique et d’exclusion politique, se sont employés à accéder aux ressources sociales et économiques en s’inscrivant dans une logique milicienne et en mobilisant aussi bien des hommes, des réseaux de solidarités que des armes pour s’assurer la maîtrise de leurs territoires tribaux respectifs. L’avènement des milices tribales, la prolifération des activités de la contrebande et l’élargissement des pratiques de prédation ont contribué à accentuer la fragmentation de la ville, mais également, et surtout, à mettre en place un système de fonctionnement assurant une très grande autonomie à chaque groupe.

Les affrontements à Sebha ont scellé l’émergence de deux pôles distincts : d’un côté, les ethnies anciennement marginalisées, les loyalistes de la Jamahiriya et les adeptes d’un État unitaire ; de l’autre, les factions armées originaires des villes considérées comme « victorieuses » et leurs alliés locaux. C’est dans ce cadre que les appels à l’autonomie du Fezzan et à la promulgation, dans une première étape, d’une entité fédérée ont gagné du terrain au sein de la population de la région. Ces appels sont l’œuvre d’une large alliance tribale, mais sont aussi rejetés par les « révolutionnaires ». Ces derniers estiment que ceux qui soutiennent le fédéralisme dans le Fezzan représentent le contingent des nostalgiques de la Jamahiriya et les partisans du « tribalisme archaïque ». Selon les leaders des factions « révolutionnaires », les chefs des partisans d’un statut fédéraliste du Fezzan résident notamment à Tayouri, Al-Fateh et Oubari où ils jouissent de puissants réseaux de soutien ou de la proximité de la frontière. Cependant, cette approche, bien que fondée sur des considérations de maintien d’un État unitaire, vise en fait à préserver le statu quo, lequel est en faveur des milices de « révolutionnaires » de Tripoli et des villes du Nord.

La montée des appels à l’autonomie n’est pas le seul élément déclencheur des nombreuses confrontations dans le Fezzan. C’est le maintien d’une majorité de la population dans la marginalité ainsi que la politique vindicative des milices étrangères à l’égard des ethnies marginalisées et des loyalistes de la Jamahiriya qui attisent les rancunes et incitent les habitants à revendiquer leur part légitime des richesses du Fezzan. Les partisans de la fédération sont conscients que les unionistes les traitent de sécessionnistes, mais ils insistent sur le principe qu’il ne peut y avoir d’unité nationale sans égalité dans les droits. À ce titre, leurs leaders, établis à Sebha, déclarent que pour instaurer un État digne, il faut impérativement commencer par le démantèlement total des milices, l’insertion des « révolutionnaires » encore en armes au sein d’une armée nationale et l’acceptation d’un consensus politique entre toutes les tribus du pays sans aucune exclusion. Toutefois, ils reconnaissent que certains leaders de tribus ou de villes se considèrent comme les grands vainqueurs de la guerre et ne sont pas prêts à des concessions, surtout parce que, selon eux, leurs territoires sont dépourvus de ressources pétrolières. Les chefs coutumiers, tout autant que les chefs des factions armées, acquis à l’idée de la fédération, estiment que pour assurer leur hégémonie sur le pays et ses richesses, les tribus du Nord recourent à l’occupation militaire du Fezzan et ne baisseront jamais les armes. Une situation qui motiverait le refus catégorique des tribus du Fezzan à procéder à leur désarmement.

Les territoires de la vengeance :
les échos des affrontements tribaux à Sebha

L’afflux des réfugiés et la récurrence des affrontements à Sebha sont deux dynamiques intimement liées. En effet, l’éclatement des conflits armés dans la ville a souvent pour origine des causes spatialement lointaines. Les tribus présentes dans la ville occupent respectivement de très vastes territoires disséminés sur une large partie du Sahara. Dans certaines villes sahariennes, deux ou plusieurs tribus de Sebha se partagent les quartiers des agglomérations situées en Libye, au Tchad, au Niger, en Égypte et même dans les régions occidentales du Soudan.

Tout affrontement opposant des membres desdites tribus dans une région donnée peut alors allumer un foyer de conflit armé au sein de Sebha. De ce fait, la capitale du Fezzan devient le réceptacle et la caisse de résonance de toutes les tensions tribales entre les factions armées sur un très large territoire, sur lequel se déploient des tribus et des configurations aux relations très complexes, sans réel rapport avec les enjeux urbains. De même, les affrontements et les enjeux de domination locale à Sebha peuvent avoir des répercussions sur des localités et des territoires parfois très éloignés et situés dans les pays voisins ou sur le littoral libyen. L’interaction entre Sebha et les territoires proches et lointains, lesquels peuvent être régentés par des dynamiques spécifiques sans rapport nécessairement directs avec celles intrinsèques à la capitale du Fezzan, prend sa source dans la genèse même de la ville. L’avènement des milices amplifia les conflits intertribaux aussi bien à Sebha que dans les territoires lointains où vivent les tribus présentes dans cette ville. Depuis 2011, la ville connaît une recrudescence des règlements de compte entre factions tribales pour des considérations fréquemment exogènes à Sebha. De même, les clivages, souvent armés entre factions locales à Sebha, s’exportent vers des territoires très éloignés, dans des pays voisins, grâce aux solidarités tribales entre les membres des clans résidant dans la capitale du Fezzan et ceux disséminés sur de très vastes régions du Sahara.

Avec l’augmentation du nombre de crimes de sang en Libye, les territoires tribaux vivent un état de guerre par intermittence qui peut aller de l’affrontement armé à l’installation de barrages sur les routes, des tirs sur les terres frontalières d’une tribu adverse jusqu’aux atteintes aux biens de la partie opposée.

La vengeance constitue un système de régulation des conflits tribaux destiné à préserver certains équilibres grâce à l’institution de plusieurs leviers de compensation. Toutefois, dans la configuration politique et sécuritaire d’effondrement de l’État et de dérèglement général dans la gestion de la violence, les membres des tribus assaillantes peuvent transgresser, dans l’impunité, les lois coutumières. Cette transgression n’ouvre nullement la voie à la déchéance des crimes commis, mais plutôt à la dissémination des actes de vengeance, lesquels obéissent, dans ces cas particuliers, aux formes les plus violentes et spectaculaires des lois coutumières. La multiplication des actes criminels à l’encontre des membres de toutes les tribus dans un contexte d’ouverture des frontières et d’intense circulation des hommes ainsi que l’implication de plus en plus importante de clans et de factions participent à l’élargissement de l’espace d’exécution de la vengeance, lequel couvre, désormais, les vastes territoires des lignages concernés par les homicides.

À ce titre, des accrochages meurtriers eurent lieu à Sebha au printemps 2012 et se répercutèrent sur des régions éloignées du Fezzan, à l’instar des affrontements à N’guigmi au Niger et aussi dans le village de Moa au Tchad. De même, Sebha connut, pendant l’année 2013, des règlements de compte meurtriers à la suite d’affrontements qui éclatèrent à Agadez au Niger, à Kanem au Tchad, à Tripoli en Libye ou à Traghen dans le Fezzan.

Le Fezzan et son voisinage sahélo-saharien : revendications tribales et fragmentation des territoires

Le projet politique de Kadhafi reposait sur, d’une part, le « rapatriement » des tribus libyennes disséminées dans les pays voisins et leur sédentarisation à Sebha, la ville-symbole de la Jamahiriya et, d’autre part, l’édification d’une métropole modèle dans le Sahara. La capitale du Fezzan a été profondément transformée par l’installation des tribus rapatriées dans des quartiers qui leur étaient consacrés par le pouvoir en fonction des vagues d’arrivées. Celles-ci étaient rythmées par les conflits régionaux et les fléaux qui frappaient constamment les pays voisins. Sebha, destinée à jouer le rôle de ville opulente symbolisant la réussite du projet de la Jamahiriya en s’adossant sur la manne pétrolière, connut, dès lors, une ségrégation très marquée de son espace sur une base tribale. Chaque tribu ou alliance tribale était cantonnée dans un quartier spécifique. Avec la succession des vagues de migration, les implantations des nouveaux arrivants s’effectuaient en auréoles autour des anciens noyaux, créant de fait une situation de ségrégation à deux niveaux : tribale et historique.

L’effondrement de la Jamahiriya, l’érosion de l’autorité dans les pays voisins et les profonds clivages politiques et armés ayant opposé les belligérants de la guerre civile furent, certes, à l’origine de la crise sécuritaire à Sebha, mais c’est la ségrégation urbaine au sein de la capitale du Fezzan qui constitua le milieu favorable à l’émergence des lignes de fracture et d’affrontements généralisés entre les groupes ethniques et les tribus. Les quantités énormes d’armes pillées dans les arsenaux de la Libye aidèrent les diverses factions tribales à revendiquer leurs droits sur leurs territoires historiques ou prétendus. Ces revendications participent à créer des foyers de tensions dans toutes les marges frontalières de la Libye et encouragent les populations à se soustraire aux contrôles des autorités. La fragmentation territoriale, via Sebha, porte d’entrée du Fezzan, n’est pas circonscrite aux frontières de la Libye et risque, très probablement, de toucher de très vastes régions du Sahara et du Sahel.


Auteur·e·s

Tabib Rafaâ, géographe, Université de La Manouba, Tunis


Citer la notice

Tabib Rafaâ, « Sebha », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/sebha/