Téhéran

Dans la métropole du Grand Téhéran vivent 15 millions de personnes, dont la plupart résident dans de nouveaux quartiers périphériques ou des banlieues éloignées, à tout point de vue, du palais du Golestân, du vieux bazar ou des belles résidences d’été de Shemirân sises au pied de l’Alborz. On se perd aujourd’hui dans cette vaste masse urbaine sillonnée par des autoroutes qui cloisonnent et polluent la ville plus qu’elles n’irriguent l’espace. Pour oublier cette réalité, bien des Téhéranais se rattachent aux mythes et font semblant de croire que leur métropole s’identifie toujours au Téhéran de jadis, « fille de l’Alborz ». Une capitale bien structurée entre montagne et désert, avec les riches au nord, en hauteur, où l’eau venant de la montagne était fraîche et propre, et les pauvres en bas, avec les eaux usées (Planhol, 1964). Mais il faut se rendre à l’évidence et constater que Téhéran a perdu le Nord.

Téhéran avait jadis trouvé le Nord et l’ordre

Jusque dans les années 1960, tout le monde habitait à proximité de la ville qui avait été entourée de murailles au XIXe siècle. La vie politique et économique gravitait autour du bazar, du palais royal du Golestân et du quartier des ministères construit dans les années 1930. Pour fuir la chaleur de l’été, les familles des notables et la cour du chah avaient coutume de s’installer dans leurs palais et résidences du nord de la ville, au pied de la montagne, dans les villages d’estive, les yeylâq, de Shemirân, magnifiquement ombragés. Les pauvres, eux, restaient dans la poussière.

Tout a changé à partir des années 1960 quand les moyens modernes de chauffage ont permis d’habiter toute l’année les quartiers nord, souvent couverts de neige en hiver. Le chah quitta le vieux palais de Marbre pour un palais moderne à Niavarân et, désormais, les notables et les plus riches habitèrent au nord [shomâl-e shahr], tandis que les pauvres restaient au sud et que les nouvelles classes moyennes s’installaient entre les deux villes (Adle, Hourcade, 1992). Téhéran devint une « ville duale » où topographie, paysage et hiérarchie sociale allaient de pair. Téhéran avait un Nord et un Sud, la ville avait un « sens ». L’avenue Chah Reza coupait la ville en deux, d’est en ouest, et formait une frontière symbolique mais infranchissable entre le Nord et le Sud. Entre la gare (1 050 m d’altitude) et Tâjrish (1 600 m), la belle et longue avenue Pahlavi (aujourd’hui Vali Asr) matérialisait l’axe d’un escalier social. Mais que reste-il de ce Téhéran de jadis après une révolution qui fut autant urbaine que politique (Hourcade, Richard, 1987) ?

Révolution et nouvelle centralité

Dans le contexte de la guerre froide, on s’attendait à une invasion du Nord par les populations pauvres du Sud. Il n’en fut rien. Le 10 novembre 1978, des millions de manifestants, venus du Sud comme du Nord, ont défilé pacifiquement d’est en ouest, le long de la « frontière » de l’avenue Chah Reza [devenue Enqelâb, Révolution] en passant devant l’université de Téhéran, symbole moderne de la science et de la liberté (Hourcade, 1980). L’imprévisible consensus révolutionnaire semblait effacer les frontières de la ville duale. La ville haute, le Nord, perdait son opulence, avec l’exil forcé des riches élites de l’ancien régime impérial, vite remplacées par les nouveaux dignitaires du pouvoir révolutionnaire mis en place. Le pôle de la capitale était devenu l’université alors que se construisait une métropole à la recherche de son identité.

Mais qui sont ces nouveaux Téhéranais ? L’ancienne élite, encore nombreuse dans les beaux quartiers du Nord, constate avec effroi la destruction des jardins et des arbres centenaires remplacés par les hautes tours habitées par les nouveaux riches. Ce bouleversement architectural et social du nord de Téhéran est spectaculaire, mais il conforte la place durable de cet espace de la ville et, notamment, de Shemirân comme centre des « beaux quartiers ». Les tours du nord de la ville cachent pourtant une révolution sociale bien plus profonde qui se traduit par la progression des catégories sociales moyennes non plus vers le nord mais vers le sud. La frontière, ou encore le « mur » de l’avenue Enqelâb qui coupait la ville en deux, a été enfoncée.

En fait, il ne s’agit pas d’une migration vers le sud des cadres qui habitaient les quartiers du centre-nord, entre l’université de Téhéran et la place Vanak, mais de la transformation sociale et culturelle des habitants du centre ancien et du Sud. Le nouveau régime islamique a, en effet, favorisé sa base sociale, notamment les très nombreux anciens combattants qui ont bénéficié d’avantages sociaux, d’emplois réservés dans les administrations et dont les enfants sont désormais nombreux dans les universités.

La géographie sociale et culturelle de la municipalité de Téhéran, avec 8,7 millions d’habitants en 2016, est aujourd’hui organisée autour d’un grand centre-ville occupé par les diverses composantes de cette nouvelle classe moyenne. Entre le bazar au sud et le récent mosallâh d’Abbas Abâd (gigantesque nouvelle mosquée pour la prière du vendredi) au nord, les quatre centres qui s’étaient « empilés » depuis le XIXe siècle sont maintenant unifiés. Dans ce vaste hyper-centre, interdit à la circulation automobile privée, sont désormais concentrés presque toutes les activités politiques, administratives, commerciales ainsi que les sièges d’entreprises de la métropole et, finalement, de l’Iran tout entier.

Désormais, pour tous les habitants de la capitale, la promotion sociale – ou son ambition – ne consiste plus seulement à aller vers le « pôle » septentrional de la capitale, mais à être actif dans ce grand centre dont les espaces historiques sont en cours de rénovation et dont le cœur symbolique est peut-être l’université de Téhéran. Autour du campus, qui fut longtemps le siège de la prière du vendredi et qui reste le point de rencontre de la plupart des manifestations, sont toujours concentrées des centaines de librairies et maisons d’édition.

L’unité paysagère de la longue avenue Vali Asr, bordée de splendides platanes, va de pair avec une grande homogénéité sociale, ses commerces ou ses restaurants étant réunis par une circulation souvent surréaliste. Malgré des différences de niveau de vie entre le Nord et le Sud, les populations qui vivent le long de cet axe présentent aujourd’hui des caractéristiques démographiques et culturelles communes qui renforcent l’identité « moderne » de ce nouvel hyper-centre. Par exemple, la proportion de ménages d’une seule personne y est nettement plus élevée que dans le reste de la capitale (Habibi, Hourcade, 2005).

Un nouveau centre pour des banlieues inconnues

Le Grand Téhéran, avec ses 15 millions d’habitants, ne se limite plus au territoire municipal de la capitale où ne vivent plus que 58 % des « Téhéranais ». Les banlieues de Téhéran constituent cependant un monde encore mal connu. Combien de publications sur Karaj, quatrième plus grande ville du pays qui jouxte Téhéran à l’ouest et où vivent 2,3 millions de personnes ? En dehors de la belle mosquée Sejoukide, que sait-on des habitants de Varâmin (230 000 habitants) et qui sait que Shahryar (656 000) n’est plus un petit bourg rural ou, encore, qu’Eslâmchahr (512 000) n’existait pas il y a quarante ans (Habibi, 2013) ?

Ces nouveaux citadins s’affirment à la fois « Téhéranais » et fiers d’habiter Varâmin ou Eslâmchahr, même s’ils sont tous contraints par de longues et inconfortables migrations pendulaires vers leurs lieux de travail au centre de Téhéran ou dans sa zone industrielle. Le territoire municipal de Téhéran est devenu le nouveau centre, le seul vrai pôle de la nouvelle métropole. L’espace social et surtout mental du Grand Téhéran n’est plus fondé sur l’opposition entre le Nord riche et le Sud pauvre, mais entre les périphéries et le centre. Cependant les mythes ont la vie dure car tous les habitants des villes et villages de la grande métropole ne peuvent s’empêcher de regarder le spectacle toujours attractif, et souvent splendide, de la haute montagne qui les domine. Aller vers la fraîcheur, l’eau et l’air purs reste l’image du bonheur. Pour les vieux Téhéranais, habiter vers Shemirân restera leur ambition malgré l’urbanisation galopante, mais pour des millions d’autres Téhéranais résidant entre Abyek et Varâmin, d’autres villages ou villes nouvelles se développent au pied de la montagne. C’est désormais « à chacun son Nord » et la métropole du Grand Téhéran reste la fille de l’Alborz.


Auteur·e·s

Hourcade Bernard, géographe, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Hourcade Bernard, « Téhéran », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/teheran/