La position du Maghreb et du Moyen-Orient, ensemble géographique ensoleillé et à la culture riche et diversifiée, à proximité de la première zone d’émission du tourisme mondial qu’est l’Europe, a permis très tôt à certains de ces pays tels le Maroc, la Tunisie ou l’Égypte de jouer un rôle pionnier comme destinations touristiques parmi les pays du Sud. En effet, ces trois États se sont positionnés sur le marché du tourisme mondial dès la seconde moitié de la décennie 1960, lors de l’arrivée des premières vagues de tourisme de masse sur le rivage sud et est de la Méditerranée.
Malgré un fort potentiel, un tourisme international
encore faible, mais en augmentation constante
Néanmoins, et malgré cette proximité du principal réservoir de tourisme mondial, l’ensemble Maghreb et Moyen-Orient – à l’exception de la Turquie, sixième destination mondiale en 2018 (46 millions d’arrivées) – ne reçoit aujourd’hui qu’environ 6,6 % des flux touristiques à l’échelle mondiale, contre 38,7 % pour l’Europe et 15,9 % pour les Amériques (Banque mondiale, 2018). En effet, les pays de la région, se trouvant en première ligne de contact entre l’Europe et les civilisations orientales, sont l’objet de tensions vives qui expliquent que le rythme des arrivées des étrangers dans ces pays est extrêmement irrégulier et saccadé. Cependant, les arrivées de touristes, bien que relativement faibles, sont en augmentation constante : de 21 millions en 1995, elles sont passées à 89 millions en 2017. Par ailleurs, le tourisme est un secteur économique qui prend de plus en plus d’importance dans les économies nationales de certains de ces États. Les arrivées internationales ont généré en 2017, pour l’ensemble des pays, des recettes estimées à plus de 112 milliards de dollars contre 19 en 1995, soit respectivement 7,3 % et 3,9 % des recettes à l’échelle mondiale. Pour certains pays comme le Maroc, l’activité constitue une source inestimable en devises, contribuant au rééquilibrage de la balance des paiements.
Et si le nombre de visiteurs occidentaux est encore relativement faible, les flux régionaux interarabes sont parfois remarquables. En effet, la croissance économique de certains pays de cette aire a entraîné un resserrement des liens entre les pays arabes et l’augmentation de la coopération économique qui les lie, ce qui génère un tourisme d’affaires sans précédent, dont une partie des flux est constituée de ressortissants de pays arabes. S’ajoutent à cela les motifs religieux et parfois culturels qui sous-tendent des déplacements débouchant sur des comportements de type touristique. Le différentiel de revenu, enfin, existant entre, d’une part, les pays pétroliers, surtout ceux du Golfe, et, d’autre part, les autres pays arabes, initie des mouvements importants. La part des touristes arabes dans l’ensemble des flux augmente de l’ouest vers l’est (7,6 % au Maroc et 20 % en Égypte en 2017).
À côté de la demande externe, celle des nationaux est encore plus importante, mais ne se traduit pas dans les statistiques officielles. L’importance des classes moyennes citadines a très tôt généré une demande touristique interne ayant une forte spécificité. Mais plus qu’un mimétisme des pratiques occidentales, les conduites touristiques des sociétés arabes trouvent leurs racines dans l’histoire et la culture. Les persistances de solidarités familiales maintenues entre les campagnes, lieux d’origine d’une importante frange de la société néo-citadine, et les villes, réceptacles des flux de migrations internes, ajoutées à la tradition de mobilité de ces sociétés et à l’intégration des anciens pôles de pèlerinage aux espaces de loisirs modernes, favorisent les déplacements que l’on peut définir aujourd’hui comme des déplacements touristiques. De ce fait, les taux de départ en vacances des citadins arabes peuvent être assez élevés selon les pays et varier entre 40 et 50 % (Berriane, 1999). À ces flux internes viennent s’ajouter ceux des résidents à l’étranger (Europe pour les Maghrébins et Égyptiens, Amérique et Afrique pour les Libanais et Syriens) dont les retours deviennent de plus en plus des voyages de tourisme avec notamment le souhait de faire redécouvrir le pays d’origine aux enfants des deuxième et troisième générations.
Il faut tenir compte de quatre catégories de tourisme dans les pays arabes : le tourisme domestique, le tourisme interarabe, le tourisme occidental et le tourisme iranien à dimension religieuse pour les pays du Machrek. Ces flux sont spécifiques, mais se rejoignent dans l’importance accordée aux motivations culturelles et à la ville comme principale destination. Pour le touriste occidental, outre le tourisme balnéaire, la motivation principale du voyage vers la région arabe ou l’Iran, pétrie d’histoire, foyer des grandes civilisations et origine des trois religions monothéistes, est la découverte d’un patrimoine exceptionnel. Pour le touriste inter-arabe et iranien, le déplacement est avant tout sous-tendu par le pèlerinage qui génère des flux importants de pèlerins-touristes (1,8 million en 2016 et 2,3 en 2017 vers La Mecque), auxquels il faut ajouter les « visites » [ziyârat] des chiites iraniens aux sanctuaires de Nadjaf et Kerbala. Les touristes « internes », pour leur part, bien qu’accordant une grande place à la recherche du plaisir balnéaire, ne sont pas insensibles à la redécouverte de leur patrimoine, surtout urbain. Enfin, une dernière motivation est apparue ces dernières années et concerne la fréquentation des gigantesques malls pour l’achat d’articles électroniques ou de bijoux avec séjour dans les tours à l’équipement luxueux. Dubaï, avec son aéroport, en est le meilleur exemple.
Il reste que les pays de la région ne sont pas touchés par le tourisme avec la même intensité et on peut distinguer trois catégories. Il y a les pays pionniers comme le Maroc, la Tunisie ou l’Égypte, qui dès les années 1960 ont retenu le tourisme parmi les secteurs économiques prioritaires. Il y a ensuite ceux qui se sont fermés autrefois volontairement au tourisme international tels l’Algérie, la Libye ou l’Arabie saoudite. Parmi ces derniers, certains avaient décidé à des dates différentes de changer de position en montrant une volonté de s’ouvrir mais qui, en raison de différents événements et de crises, n’ont pas pu concrétiser cette volonté d’ouverture ; c’est le cas de la Libye, de l’Irak ou de la Syrie. Il y a enfin la catégorie des pays pétroliers qui, préparant l’après-pétrole en diversifiant leurs économies, jouent la carte du tourisme, par exemple les Émirats arabes unis ou Oman. Mais, dans tous les cas, la ville, aussi bien comme foyer émetteur de touristes internes ou comme destination des différents flux, constitue le dénominateur commun.
La ville et la demande touristique
Si, aujourd’hui, la demande touristique internationale vers certains pays de la région s’oriente vers des destinations rurales avec des séjours dans des maisons d’hôtes, les randonnées en montagne ou dans les déserts, etc., dès sa naissance, sous sa forme moderne, l’activité touristique s’est développée dans la plupart de ces pays en liaison étroite avec la ville. Partout la ville constitue encore souvent le principal pôle d’attraction et l’objet principal du voyage. Et même lorsqu’il s’agit d’un voyage de découverte où la campagne est le principal centre d’intérêt, la ville représente une halte nécessaire pour se restaurer ou passer une nuit d’étape. Sur les côtes, l’activité balnéaire, de loin la forme touristique la plus commercialisée, réussit d’autant mieux qu’elle est ancrée à une ville (Agadir, Tanger, Nabeul, Hammamet, Alexandrie, etc.).
Pour ses rapports avec l’environnement socio-économique, pour satisfaire ses besoins en capitaux, en gestionnaires, en employés qualifiés (souvent issus d’autres secteurs économiques), pour l’établissement de ces circuits commerciaux d’achat ou d’entretien des équipements nécessaires à son fonctionnement et pour le recrutement des clients d’origine nationale, le tourisme s’adresse essentiellement à la ville, même quand il ne s’y implante pas.
En effet, il est arrivé au gré des évolutions des politiques d’aménagement que certaines implantations touristiques soient isolées de la ville, cela s’expliquant en partie par le type de tourisme visé, balnéaire essentiellement. Ce fut le cas de la plupart des installations créées dans le nord du Maroc à l’écart de la ville de Tétouan sur le littoral méditerranéen entre les villes de Mdiq et Fnideq, ou celles de Charm el-Cheikh en Égypte, ou celles au sud de Hammamet ou Port el-Kantaoui, à côté de Sousse, en Tunisie. Mais dans ces cas, ces implantations peuvent être à l’origine d’une urbanisation effrénée : évitant la ville, elles produisent de la ville. Que ce soit sur le littoral de Tétouan, où on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un véritable ruban d’urbanisation à partir d’implantations touristiques isolées au départ, en Tunisie, où des zones résidentielles se développent à partir des complexes touristiques, ou en Égypte, où l’urbanisation du littoral du sud du Sinaï, sur la mer Rouge, s’appuie sur la station de Charm el-Cheikh : partout la ville naît en partie du tourisme.
Dans d’autres cas, le tourisme peut orienter l’étalement d’une ville préexistante, comme dans les zones côtières à l’est de la baie de Tanger, métropole du nord du Maroc, qui, dès les années 1960, ont été réservées aux aménagements exclusivement touristiques de la Société nationale de l’aménagement de la baie de Tanger. Mais, en raison d’évolutions complexes et de détournements d’affectation, cette zone agricole, longtemps soustraite à l’urbanisation, est devenue, grâce à la mise en tourisme, un quartier résidentiel de la ville où cette activité n’est pas exclusive. Dans ces villes, qu’elles soient métropoles, moyennes ou petites, le tourisme investit les centres-villes et se diffuse dans certaines parties du tissu urbain. Poussée à son extrême, cette évolution a débouché aujourd’hui sur la situation inédite qu’illustrent les centres historiques des villes marocaines. Les études mettent en évidence la tendance qu’ont d’anciens touristes, notamment européens, à s’installer quasi définitivement dans les médinas à la suite de visites répétées du pays. Commencé à Marrakech (Escher, Petermann, 2000 ; Escher et al., 2001), le phénomène s’est développé dans plusieurs autres villes anciennes comme Essaouira, Salé ou Fès (Berriane et al., 2013 ; Berriane, Idrissi Janati, 2016). Dans cette dernière ville, en 2009, nous avons relevé que plus de 250 étrangers étaient installés comme résidents dans la médina où ils ont acquis des riads et anciennes demeures qu’ils ont restaurés pour en faire des résidences secondaires ou des maisons d’hôtes. Cette installation préférentielle d’Européens (en majorité des Français) dans la cité historique précoloniale constitue une rupture majeure par rapport au passé. Il faut rappeler en effet que sous le protectorat français, le résident général Lyautey avait préconisé un urbanisme fondé sur un cloisonnement strict entre les colons, européens pour la plupart, et les musulmans afin d’éviter au maximum les interactions entre les deux communautés. À Fès, ces implantations se concentrent dans le cœur culturel et commercial de la médina, le long des deux artères principales de Tala’a Kbiraet Tala’a Sghira, ainsi que dans les environs du mausolée de Moulay Driss, saint patron de la ville, de la vieille université Karaouyine et des principaux souks des produits de l’artisanat.
En empruntant la notion de lifestyle migration (Benson, O’Reilly, 2009), nous appréhendons ces nouveaux résidents, de Fès et d’ailleurs, ni comme des touristes résidents, ni comme des immigrés, mais comme un « entre-deux ». Cette notion renvoie, en effet, aux motivations plurielles et complexes de personnes relativement aisées, de tous âges qui se déplacent – à plein-temps ou à temps partiel – vers des destinations où elles pensent trouver une qualité de vie meilleure ; elle permet de donner du sens à ces situations de l’entre-deux.