Les transitions démographiques et urbaines sont intimement liées. À telle enseigne que l’on ne peut pas aborder les secondes, qui sont l’objet de cet ouvrage, sans passer par les premières. Dans les transitions démographiques, l’on a mis en relief, et à juste titre, les progrès de l’éducation, et notamment de l’éducation féminine, comme le facteur le plus efficace de la baisse de la mortalité (à tous les âges et pour les deux sexes) et de la fécondité ; en effet, les femmes instruites se marient plus tard (et moins intensément), ont plus volontiers recours au contrôle des naissances et souhaitent une progéniture moins abondante. Le rôle des transitions urbaines, le passage de la ville à la campagne ou des petites villes aux villes moyennes et aux métropoles, a été quelque peu occulté. Pourtant, les nombreuses opérations statistiques, enquêtes quantitatives ou qualitatives ont mis en lumière le rôle modernisateur de la ville et le fait que, à niveau d’éducation identique, il y avait un effet propre, autonome de la ville sur la transition démographique. Même analphabètes, les femmes urbaines ont une moindre fécondité que leurs consœurs restées rurales et subissent une moindre mortalité pour elles-mêmes et pour leurs enfants. Cette occultation peut s’expliquer par le fait que la ville a souvent mauvaise presse, au contraire de l’éducation : il n’est pas « politiquement correct » d’en montrer les effets bénéfiques.
Il est utile ici de préciser que si l’on compare l’état de la transition démographique, par exemple l’indice de fécondité ou l’espérance de vie à la naissance, avec la part de la population urbaine pour un pays ou un groupe de pays, on ne pourra que constater une très forte corrélation entre les indices. Mais il faut rester prudent, car si la transition urbaine rend compte de la transition démographique, celle-ci en retour peut bien influer sur la transition urbaine.
Le sens et la portée de la transition démographique
au Maghreb et au Moyen-Orient
Le Maghreb et le Moyen-Orient connaissent-ils toujours des transitions démographiques vigoureuses ou celles-ci ont-elles cédé la place à des contre-transitions ? Les implications en sont nombreuses. Samuel Huntington, qui s’est illustré par le fameux Choc des civilisations, y a mis une forte composante démographique, comme pour la confrontation entre islam et chrétienté. La résurgence de l’islam serait nourrie par sa croissance démographique inouïe. Ce serait donc le cas pour les pays du Maghreb et du Moyen-Orient.
Les indicateurs démographiques tels que le nombre moyen d’enfants par femme pourraient démentir ces allégations. À titre d’exemple, la France a un indice de fécondité de 1,98, mais on pourrait dire que le Liban, où l’indice de fécondité n’est plus que de 1,6 (aussi bien pour les femmes de confession chrétienne que musulmane), est plus « moderne » que la France ! L’« explosion démographique » pourrait n’être qu’un mythe qui alimente le fantasme du « choc des civilisations ».
Le Maghreb et le Moyen-Orient sont hétérogènes et la démographie le montre bien. Des différences marquées existent entre le Maghreb et le Machrek. La fécondité a très fortement baissé au Maroc contrairement à la Syrie et à l’Égypte. Pourquoi ? Il y a de multiples explications mais l’une des raisons est l’ouverture sur une Europe malthusienne pour le Maghreb – par la migration internationale notamment –, alors que la Syrie et l’Égypte se sont orientées vers l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe qui furent hyper-natalistes.
Une histoire démographique qui se perpétue
Aujourd’hui, du Maroc à Oman, les pays arabes revivent les évolutions/révolutions qui ont balayé l’Europe puis l’Asie. Le monde arabe a été touché par cette vague révolutionnaire en 2011 avec un décalage de deux siècles, finalement négligeable dans la longue durée. D’où la convergence démographique. La fécondité des années 1970 dépassait souvent 7 enfants par femme. Au Maroc, elle est tombée de 7,5 à un niveau européen (2,2) ; au Liban, cas extrême, de 5,5 à 1,7 et, même au Yémen, où elle est passée de 8,8 à 4,1. La transition démographique « arabe » a donc été très rapide : une quarantaine d’années contre un siècle et demi en Europe.
La mortalité, condition sine qua non de la transition de la fécondité, a beaucoup reculé. En 1950, l’espérance de vie d’un Arabe n’était que de quarante ans ; elle est de soixante-quinze ans ou plus aujourd’hui. Cela favorise le recul du fatalisme. La baisse de la fécondité signifie que, désormais, c’est l’individu qui décide du nombre d’enfants. Il n’y a plus de décision imposée par le pouvoir ni par le qadar [destin]. La décision d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant, un, deux ou dix, incombe à l’individu, ce qui représente un changement profond des mentalités. Par ailleurs, la contraception, libératrice de la femme, remet en partie en question le pouvoir du mâle sur le corps féminin.
La région est entrée dans ce processus universel, qui va de la hausse du niveau éducatif aux bouleversements politiques. Partout, l’instruction a précédé les révolutions politiques. Aujourd’hui, le taux de garçons et filles des villes qui savent lire et écrire est pratiquement de 100 % dans de nombreuses villes de la région.
Grâce à la généralisation de l’instruction, on assiste à des remises en question au sein de la famille. Ces évolutions silencieuses en cours ne pouvaient guère ne pas se répercuter sur la société. La contestation de l’autorité répond au fait que le pouvoir absolu du père peut être davantage contesté. Un nouveau modèle émerge : la famille nucléaire restreinte avec le père, la mère et les enfants en nombre, lui aussi, de plus en plus restreint. Sans grande exagération, on peut penser que, à famille nombreuse autoritaire correspondait un régime politique également autoritaire. Le passage à une famille restreinte semblerait donc être l’une des conditions nécessaires – même si elle n’est pas suffisante – pour sortir de l’autoritarisme.
La nouvelle démographie et ses bénéfices escomptés
Il y a dix ans, une « nouvelle » démographie semblait émerger (Courbage, Todd, 2007). La youth bulge [la bulle démographique jeune] s’était calmée. Les taux de croissance démographique élevés qui risquaient de compromettre la croissance économique étaient en baisse.
Lorsque le rythme de la démographie ralentit, l’emploi productif augmente, grâce à la hausse du taux d’épargne, de l’accumulation du capital et des investissements. Avec une moindre pression sur le marché de l’emploi, les opportunités pour les femmes croissent. En ville, ces dernières sortent davantage de l’espace domestique et leur pénétration dans le monde du travail facilite leur entrée dans celui de la politique. Enfin, la diminution de la croissance démographique entraîne une amélioration de la répartition du revenu national par la diminution des différences de fécondité entre classes sociales. En outre, moins de naissances signifie encore moins de pression sur le système éducatif. Enfin, l’épouvantail, souvent mis en relief, du vieillissement de la population dans le sillage de la transition démographique est très exagéré.
De nouvelles réalités déconcertantes :
des contre-transitions démographiques
Aujourd’hui, peut-on rester optimiste ? L’indice de fécondité, qui sert à prendre le pouls, à psychanalyser la société, évolue-t-il toujours dans la bonne direction ? L’Égypte est peuplée de 100 millions d’habitants ou plus qui se disputent 40 000 km2 seulement de superficie non désertique, avec une densité irrespirable de 2 500 habitants par km². Après la mort de Nasser – plutôt antinataliste –, la fécondité égyptienne, qui avait un peu baissé, est remontée, et remonte encore aujourd’hui, passant de 3 enfants en 2005 à 3,5 aujourd’hui. Mais l’Égypte est loin d’être unique. En Algérie, deuxième pays arabe le plus peuplé, le même phénomène se reproduit. En 2000, à l’issue de la « deuxième guerre » d’Algérie (décennie 1990), la fécondité était tombée à 2,4 enfants en 2000. Elle est bien plus élevée aujourd’hui (3,1 en 2015). Certes, l’Algérie a de l’espace, mais elle est tributaire de sa rente gazière, dont la redistribution n’est pas assurée à ses 42 millions d’habitants, d’autant plus dans un contexte de fécondité élevée (2018). La Tunisie, qui fut le « beau modèle » des démographes et des politologues ainsi que le précurseur des printemps arabes, est en situation de contre-transition démographique. La fécondité, après être passée à 2 enfants par femme, est repartie à la hausse (2,4 en 2015). Le contre-exemple maghrébin est, jusqu’à nouvel ordre, le Maroc, où la fécondité continue de diminuer, s’établissant à 2,2 en 2014 (date du dernier recensement).
Les pays en guerre comme l’Irak, le Soudan ou le Yémen ont, contrairement aux estimations antérieures, conservé des fécondités élevées. En Syrie, dont la démographie a été fortement perturbée par la guerre, la fécondité avant 2011 était toujours élevée et ne manifestait pas de tendance à la baisse (3,5 de 2000 à 2011). La Syrie connaissait alors un régime démographique à deux vitesses, celui de minorités au pouvoir ou proches du pouvoir, dont la fécondité était quasi européenne (2 enfants par femme), et celui de la majorité des trois quarts de la population, dont la fécondité avoisinait les 5 enfants.
Paradoxalement, en Arabie saoudite et dans les riches petits émirats du Golfe, la fécondité est en diminution, malgré des populations étrangères nombreuses – si l’on excepte ici les multiples travailleurs seuls. Situation différente de celle du Liban en voie de paupérisation, où la fécondité est la plus basse du monde arabe. Le mariage y est en crise, notamment à cause de l’émigration qui perturbe le marché matrimonial et augmente le célibat ou entraîne des mariages très tardifs.
En Palestine, au contraire, la fécondité reste toujours très élevée (4,1). Il y a des raisons politiques à ce taux : le conflit israélo-arabe qui favorise, de part et d’autre, une fécondité anormalement haute. Cependant, les Palestiniens vivent une fécondité assagie car, en 1992, ils avaient 6,8 enfants. Les Palestiniens d’Israël sont passés, quant à eux, de 4,3 à 3,1, soit moins que leurs compatriotes juifs, dont la fécondité ne cesse d’augmenter : 2,62 en 1992, 3,16 aujourd’hui. Mais dans les zones fortement contestées, les écarts démographiques sont criants, toujours à l’avantage des Israéliens juifs. En Cisjordanie, les Palestiniens ont, certes, beaucoup d’enfants (3,7) mais moins que les quelque 800 000 colons juifs (en tenant compte des colonies dites « illégales ») : 5 enfants, une moyenne digne de l’Afrique subsaharienne. À Jérusalem, les Palestiniens ne font plus que 3,2 enfants, bien moins que les Juifs hiérosolymites qui en font 4,4.
En Jordanie, dont un peu moins de la moitié de la population est d’origine palestinienne, la fécondité reste élevée, notamment en raison de sourdes rivalités entre ses deux composantes – transjordanienne et palestinienne –, avec une fécondité plus élevée pour la première.
La contre-transition affecte huit habitants sur dix
En classant les pays selon l’état d’avancement de leur transition démographique, on constate qu’il y a autant de pays arabes où la fécondité est en baisse comme le Maroc, le Liban, l’Arabie saoudite, Oman, le Qatar, etc., que de pays où elle reste très élevée ou augmente tels que l’Égypte, l’Algérie ou la Palestine. Mais, en termes de population plutôt que de pays, on voit que 80 % des populations vivent des contre-transitions démographiques, la fécondité ne continuant à baisser que pour 20 % seulement.
Cela signifie-t-il que le processus de modernisation, démographique et au-delà, s’est arrêté ? À la transition démocratique qu’on avait vue à l’œuvre – de la sphère familiale à la sphère sociale et politique – aurait-il succédé une contre-transition démographique et politique, un retour aux familles patriarcales et aux régimes autoritaires ?
L’effet de « cliquet » stipule qu’un phénomène peut se perpétuer même si la cause initiale n’intervient plus. Ainsi, la transition démocratique a en partie été déclenchée par la transition démographique, aujourd’hui, certes, un peu en panne pour 80 % de la population. Mais le recul de la transition démographique ne signifie pas forcément celui de la transition politique. D’autres causes peuvent prendre le relais de la transition démocratique. La fécondité est un indicateur ici privilégié, mais il en est d’autres : la mortalité, l’âge au mariage, les mariages exogames, les familles nucléaires, les ménages « dirigés » par les femmes, les divorces pris à l’initiative des femmes. Tous ces indicateurs permettent d’affiner les réalités de la transition.
Parmi les causes souvent évoquées de la contre-transition démographique, il y aurait le « retour à l’islam », dans la sphère politique et surtout domestique, qui se traduirait par un retour à une certaine tradition, à l’authenticité, aux valeurs familialistes : le devoir d’humilité et d’obéissance des femmes dont le souci premier devrait être de mettre des enfants au monde. Cependant, parmi les multiples explications de la remontée de la fécondité, la seule convaincante réside dans l’emploi des femmes, qui a reculé. En Égypte, les femmes dotées d’un bagage universitaire travaillaient à hauteur de 56 % en 1998 et de 41 % seulement en 2012. Le recul de l’activité féminine a provoqué une remontée du familialisme, le retour des femmes au foyer et une hausse de la fécondité. Les déficiences du travail féminin mettent le monde arabe très loin derrière le reste de l’humanité, autour de 22 %, alors que, en Extrême-Orient et même en Indonésie, pays musulman le plus peuplé, le taux d’activité féminin avoisine les 70 %.