Transports alternatifs

Comment et dans quelles conditions se déplace-t-on quotidiennement au Maghreb et au Moyen-Orient ? Comment le transport répond-il à l’aspiration et à la propension au mouvement que la croissance des villes génère ? Comment accéder aux franges urbaines et rurales oubliées des projets d’infrastructures de transport ? Et, plus spécifiquement, quelle offre de services de transport ces marges engendrent-elles ?

Grande, moyenne ou petite, l’agglomération prend, dans cette partie du monde, la forme inachevée d’un foisonnement désordonné où la superficie des villes tend à croître encore plus rapidement que la population, où l’économie réputée informelle répond aux besoins de logement, d’équipement, d’approvisionnement ou de déplacement du plus grand nombre. Dans ces paysages urbains marqués par l’hétérogénéité se sont développées de multiples formes de transport non stabilisées, dont « la propriété est atomisée, l’exploitation soumise à certaines règles externes et internes à la profession et dont les opérateurs déploient un savoir-faire suffisant pour assurer une activité efficace » (Godard, 1992). Autobus (25 à 40 places), microbus (14 à 17 places), berlines d’occasion utilisées comme taxis collectifs (7 places), fourgonnettes recarrossées avec des planches, triporteurs à moteur, motos-taxis… Autant de véhicules qui transportent, à la charnière entre légalité et informalité, des millions de citadins.

Diversité, ajustement à la demande
et nouvelles pratiques de mobilité

Ainsi, en Égypte, comme ailleurs dans la région, le réseau de transport collectif entre les agglomérations est aussi souple qu’efficace. L’accessibilité est au cœur du système et repose sur son extrême diffusion à toutes les échelles du territoire. Ce n’est plus la distance qui compte, mais le temps de parcours. La modernisation des transports et l’extension continue du parc de véhicules compressent l’espace-temps des mobilités. La noria de microbus et de taxis collectifs permet une couverture nationale où chaque village jouit d’une offre de transport en commun quasi instantanée. Pourtant, le système de transport reste localement très segmenté. L’organisation quotidienne des trajets est calquée sur la hiérarchie urbaine : à chaque tronçon correspondent un mode et une station. Le parc automobile en circulation s’adapte à la rentabilité des segments parcourus (Pagès-El Karoui, 2008) : un pick-up bâché dessert plus souvent le village, tandis que des microbus, des Peugeot 504 Saloon, soit le modèle break à sept places, assurent les liaisons inter-villes et entre celles-ci et Le Caire. Quel que soit leur mode, les transports collectifs égyptiens se distinguent par leur coût d’utilisation, abordable pour la majorité de la population. En Égypte, la rentabilité du transport s’appuie sur plusieurs facteurs de production : les fortes densités de population, les faibles distances entre les localités et un carburant bon marché (pays producteur de pétrole, l’essence y est subventionnée par le gouvernement). La prééminence des transports collectifs dans les déplacements quotidiens entre les différentes localités du delta du Nil rappelle la faiblesse structurelle de la motorisation des ménages. L’automobile demeurant un bien inaccessible au plus grand nombre, la condition majoritaire reste celle de piéton, de passager de transports en commun et du co-voiturage à but lucratif.

Au Maroc, les taxis collectifs constituent un maillon essentiel du système de transport (Le Tellier, 2005). Qualifiés de « moyen émergent et alternatif », ces grands taxis, institués pour accomplir – en principe – des itinéraires intercommunaux, participent désormais au transport à l’intérieur des grandes agglomérations : des lignes de grands taxis ont été ouvertes pour répondre à des besoins de mobilité insatisfaits par les transports institutionnels, notamment pour la desserte des quartiers périphériques. La plupart des grands taxis, usés mais robustes, ont été importés d’Europe (comme l’emblématique Mercedes 240 Diesel). À l’intersection entre moyen de transport collectif et taxi à la demande, le grand taxi marocain est un hybride entre le« taxi hélé » – dont les tarifs sont administrés et l’entrée dans la profession régulée par contingentement – et les « voitures de petite remise » qui ne peuvent pas offrir les mêmes prestations que les taxis individuels.

« Prendre un fraude »

Si, par le passé, les parcs roulants se sont amplifiés avec la libéralisation des importations de véhicules d’occasion et l’organisation de filières d’importation à grande échelle, aujourd’hui, la vente à crédit de voitures neuves d’entrée de gamme induit un marché du co-voiturage tarifé. À Batna, ville du Nord-Est algérien, les gens ne disent plus « On prend un taxi », mais plutôt « On prend un fraude ». En Algérie ou en Tunisie, le taxi clandestin s’incruste dans le creux des systèmes de mobilité et des rythmes urbains. Disponibles, de bonne heure et très tard dans la soirée, ils offrent une panoplie de services qui fluidifie les déplacements quotidiens. À la différence des autres modes de transport, ils acceptent d’accompagner le client sur un circuit en ville (voir son médecin, faire des courses, des visites, etc.) ; ils proposent des formules d’abonnement mensuel de transport domicile-travail pour les femmes ou de transport scolaire pour les enfants ; ils permettent la réservation et assurent des courses suburbaines, interurbaines et même internationales. Il n’est pas rare de voir des clients faire un aller-retour en Tunisie (ou auparavant en Libye) pour des soins ou des achats en sollicitant les services d’un « fraudeur » (Boubakour, 2007). Les usages collectifs de la voiture individuelle prolifèrent pour faire face aux besoins quotidiens des ménages et rembourser les mensualités du crédit de la voiture.

Souplesse et inventivité des transports alternatifs

En milieu rural, le transport mixte des voyageurs, des marchandises et du petit bétail se réalise en fourgonnettes pour les itinéraires soukiers et entre villes et campagnes. En ville, le dernier kilomètre, névralgique s’agissant des logistiques, a trouvé son mode de transport. Dans l’un des quartiers commerciaux les plus importants de Casablanca, des dizaines de triporteurs attendent leur tour pour charger ou livrer la marchandise. Ils sont si nombreux qu’ils éclipsent désormais les petites camionnettes appelées communément Honda ou Suzuki. D’un moyen de livraison de marchandises, le triporteur est devenu ces dernières années un véritable moyen de transport en commun. De fait, les jeunes profitent des nombreux trous dans la desserte des zones périurbaines pour se faire une petite place à côté des grands taxis et des khattafas – transporteurs clandestins. La rapidité et la promptitude du déplacement sont les deux qualités mises au premier plan du transport alternatif, davantage que les questions de sécurité ou de confort.

Les « écosystèmes urbains », en définitive, n’ont-ils pas besoin d’une large diversité de solutions, de formes et de modes de déplacement ? Les transports alternatifs, non seulement font partie intégrante de cette diversité, mais ne seraient-il pas un creuset d’évolutions innovantes, encore inédites, porteuses d’un bouquet de modes nouveaux ?


Auteur·e·s

Tastevin Yann-Philippe, anthropologue, Centre national de la recherche scientifique


Citer la notice

Tastevin Yann-Philippe, « Transports alternatifs », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/transports-alternatifs/