Apparu il y a près d’un siècle sur le continent sud-américain – en 1923, à Nueva Palmira et Colonia en Uruguay –, le phénomène des zones franches est devenu désormais un fait mondial. Début 2018, on comptait 2 260 zones franches dans 192 pays, avec une création tous les cinq jours en moyenne, la Chine en prenant une part importante. Les zones franches restent aujourd’hui de puissants outils stratégiques au service des États dans un contexte d’économie globalisée et fortement concurrentielle. Évoquer le régime de zone franche revient à mettre en exergue des territoires protéiformes dont le périmètre est délimité avec précision et dans lequel les entreprises présentes sont « soustraites au régime commun en vigueur dans le pays d’accueil, principalement dans les domaines douanier et fiscal » (Bost, 2010). Habituellement présentées comme des enclaves dotées d’un régime dérogatoire, les zones franches représentent autant d’opportunités d’implantations pour l’entreprise en raison de la fiscalité faible, voire nulle, attribuée à celle-ci pour une durée définie, mais également des facilités de prêts bancaires à faible taux d’intérêt et autres exonérations fiscales pour les rapatriés (absence d’impôt sur le revenu). D’autres avantages sont à citer tels que le rapatriement libre du capital et des bénéfices d’une entreprise le plus souvent exonérée des droits de douane à l’import (équipements, biens intermédiaires ou matières premières) comme à l’export (produits finis). Le contexte local facilite les initiatives entrepreneuriales avec, fréquemment, la mise en place d’un guichet unique simplifiant les formalités administratives, des conditions de recrutement facilitées pour des salariés à faible coût (main-d’œuvre parfois exclusivement importée) ou un approvisionnement en ressources à tarifs préférentiels (eau, électricité, hydrocarbures, etc.).
Des stratégies économiques diverses et inégales
Les zones franches des pays du sud et de l’est de la Méditerranée se caractérisent d’abord par une répartition géographique très hétérogène. Elles semblent se concentrer pour la majorité d’entre elles en Égypte, Turquie, Syrie, Jordanie, mais aussi dans les pays de la péninsule arabique. Malgré la situation géostratégique de cette région, notamment vis-à-vis du marché européen, les stratégies économiques historiques développées par certains États n’ont pas favorisé le développement de ces outils. Qu’il s’agisse des politiques de substitution d’importations, des investissements massifs consentis pour l’exploitation des ressources en hydrocarbures dans l’espoir de retombées locales induites (Algérie) ou des intentions politiques de se concentrer sur le potentiel de marchés intérieurs vastes (Égypte, Turquie), ces stratégies ont parfois relégué au second plan le potentiel de levier économique des zones franches. Parallèlement, l’évolution du cadre législatif relatif au commerce international, notamment le démantèlement des accords sur les textiles et les vêtements depuis le 1er janvier 2005, a laissé le champ libre à la concurrence asiatique. De plus, ces dernières décennies, les contextes politiques nationaux instables (conflits, soutiens pressentis à des organisations terroristes) ont eu un impact négatif sur les flux d’investissements directs à l’étranger (IDE) dans la région.
Pourtant, le rôle des zones franches est loin d’être négligeable pour certaines de ces économies nationales. Au cœur de cette région carrefour, l’Égypte compte, en 2018, onze zones franches qui sont à l’origine de 24 % des exportations du pays et qui fournissent plus d’un million d’emplois directs ou induits. Réparties dans les grandes villes égyptiennes (Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, Suez, etc.), la plus récente d’entre elles est prévue pour s’implanter à Nuweiba (golfe d’Aqaba), dans une région très touchée par la baisse de la rente touristique. L’Égypte se situe ainsi loin devant les deux zones franches de Tunisie, sises à Bizerte (au nord) et Zarzis (au sud-est du pays), même si le gouvernement tunisien déclare vouloir renforcer leur rôle afin d’atténuer les effets de la crise économique et du chômage, ce qui pourrait avoir un effet indirect de frein sur l’émigration. Comptant près d’une trentaine de zones ou projets de création de zones franches, la Jordanie, quant à elle, a expérimenté un grand nombre de « déclinaisons du concept », à l’image de la Chine (Bost, 2010). Zones franches publiques ou privées, zones industrielles qualifiées, zones économiques spéciales, points francs… Ces différents régimes de zones franches se retrouvent au cœur de la stratégie de développement économique du pays.
L’exemple de la zone franche d’Aqaba
Parmi ces régimes, la Zone économique spéciale d’Aqaba, l’Aqaba Special Economic Zone Authority (ASEZA), fait figure de fer de lance de cette stratégie au regard de l’ampleur du dispositif institutionnel déployé, du développement des infrastructures et des grands équipements portuaires et aéroportuaires ainsi que des investissements enregistrés depuis sa création en 2001. La zone franche d’Aqaba est l’expérimentation d’un nouveau gouvernement local bicéphale composé d’une administration centrale incarnée par l’ASEZA et, depuis 2004, de son bras de développement, l’Aqaba Development Corporationdont la mission est de révéler le potentiel économique du territoire. Cet acteur public, mais procédant comme une société privée, a notamment pour objectif d’accélérer la privatisation de la gestion de grands équipements locaux (ports et aéroport) et d’entrer en joint-venture avec les sociétés financières et immobilières sensibles au potentiel touristique de la région. La définition du rôle de ce développeur a fait l’objet d’un appel d’offres initié par l’ASEZA et structuré par l’Agence des États-Unis pour le développement international (US-Aid, p. 37), plaçant en concurrence des consultants internationaux comme le groupe américain Hilwood ou la firme de deux self made men palestiniens – Hasib Sabbagh et Said Khoury –, Consolidated Contractor Company.
Pouvant être perçue comme une production « extraterritoriale » (Alaime, 2015), l’ASEZA désigne une zone franche d’envergure, recouvrant l’intégralité de la ville d’Aqaba et ses quelque 150 000 habitants. À l’image de l’emblématique zone franche chinoise de Shenzhen, cette zone économique spéciale de 375 km² occupe l’ensemble du littoral jordanien, s’étendant ainsi sur 27 km de long, et présente des résultats économiques notables, avec près de 20 milliards de dollars d’investissements enregistrés sur son territoire en une décennie. La majorité de ces investissements concerne de vastes complexes hôteliers touristico-urbains projetés et érigés sur les disponibilités foncières offertes par le front de mer – complexes dont les plus importants sont portés par des sociétés d’Abu Dhabi.
Parallèlement à cette dynamique de développement urbain, le port d’Aqaba reste une opportunité pour le transit de marchandises au carrefour de trois continents. Sa dimension régionale se révèle au travers de la mobilisation croissante des services portuaires d’Aqaba par des pays situés dans la région comme plus lointains, de loin supérieure aux exportations du seul marché jordanien. Fer de lance de la politique des transports de l’ASEZA, le terminal des conteneurs (Aqaba Container Terminal) et le parc logistique adossé ont incontestablement été à l’origine de cet essor.
Aujourd’hui, la concurrence économique et touristique pour les IDE sur le littoral de la mer Rouge ne se limite plus à Eilat et à la ville saoudienne King Abdullah Economic City, puisque l’Égypte décide en 2018 d’ouvrir la zone franche de Nuweiba. Créée dans le cadre d’un plan de développement global pour le Sinaï, celle-ci pourrait dégager un potentiel foncier et d’investissement à même de séduire, notamment, des sociétés financières et immobilières saoudiennes « rivales » à celles présentes dans l’ASEZA. Cependant, cette « compétition » risque fort d’être remportée par l’Arabie saoudite si le projet du prince Mohammed bin Salmane de création d’une gigantesque zone de développement économique sur les rives de la mer Rouge se réalise : baptisée NEOM, celle-ci est d’ores et déjà jugée « pharaonique » par tous les observateurs et damerait probablement le pion aux Égyptiens puisqu’elle aurait une superficie de 26 500 km² et coûterait plus de 500 milliards de dollars. Néologisme construit à partir du mot latin neo, « nouveau », et du « m » du mot arabe mostaqbal, « futur », NEOM, selon ses promoteurs, pourrait bientôt accueillir plus de robots que d’habitants…