La fierté de Djeddah s’investit notamment dans des records de hauteur. Le plus haut mât du monde pour un drapeau, perché à 170 m, inauguré le 23 septembre 2014 à l’occasion de la Fête nationale de l’Arabie saoudite. Le plus haut jet d’eau du monde, 312 m, situé sur la corniche. Qu’on imagine la puissance des canons à eau nécessaires pour envoyer l’eau à une telle hauteur !
Mais le monument le plus emblématique du futur à Djeddah est sans conteste la Tour du royaume, rebaptisée Tour de Djeddah, en voie d’achèvement. Paroxysme de sa hauteur qui doit atteindre plus d’un kilomètre, auquel répond le paroxysme des soubassements : 270 pieux enfoncés à 120 m de profondeur et la plus grande dalle en béton jamais coulée sur une superficie de 60 terrains de football. Paroxysme du défi au nouvel ordre climatique, puisque la tour est prévue pour des vents de 200 km/heure, alors que certains ouragans des Caraïbes dépassent déjà les 300, dans un autre environnement marin il est vrai. Paroxysme du pied de nez à ce qui devrait être la règle pour un futur vivable par tous les hommes, la gestion sage et modérée des ressources : qu’on imagine la pollution engendrée par la fabrication du béton, de l’acier, de l’aluminium, du verre et de bien d’autres matériaux spéciaux pour un tel bâtiment. Déjà le simple sable à construire devient denrée rare dans le monde.
Exacerbation du symbole, puisque la construction de la tour est confiée au Groupe Ben Lâden, dont le membre le plus célèbre est Usâma, commanditaire de la destruction de célèbres tours jumelles, un certain 11 septembre 2001. Le même Groupe Ben Lâden (8e mondial du bâtiment et des travaux publics) a construit un gigantesque complexe hôtelier sur les hauteurs dominant l’enceinte sacrée de La Mecque. La Tour de Djeddah est le signe et le sommet de la fierté nationale saoudienne. Elle n’est toutefois qu’une étape dans la frénétique compétition pour la domination internationale : les États-Unis annoncent une tour encore plus haute. Mais, à propos : la France n’avait-elle pas bâti la plus haute tour du monde, en 1889, au paroxysme de la colonisation par des pays européens ?
La Tour de Djeddah est aussi le symbole des pertes de repères éthiques chez les plus riches des pays riches. Dans une région où la terre horizontale ne manque pas, on édifie cette gigantesque tour verticale. Le contraste est frappant entre l’économie de rareté et de vigilance qu’imposait autrefois la vie bédouine ou sédentaire dans le milieu très aride d’Arabie saoudite et l’économie d’extraordinaires gaspillages que symbolise cette tour, insulte aux pays ultra-pauvres situés à quelques encablures de la mer Rouge : Yémen, Somalie, Érythrée, Soudan du Sud, où se succèdent depuis des décennies les catastrophes humanitaires, pas seulement climatiques. La Tour de Djeddah évoque celle de Babel, métaphore de l’orgueil de l’homme, signe à la fois de la merveille et de la malédiction.