Hergé, Les Aventures de Tintin. Le Crabe aux pinces d’or, Casterman, 1981 (première éd. 1941), p. 40 (image pleine page).
Parmi ses nombreux voyages, Tintin, célèbre héros-reporter, a arpenté l’Égypte, l’Arabie et le Maroc, faisant de ces contrées le triptyque combinatoire de l’Orient arabe d’Hergé, celui des Cigares du pharaon (1934), du Crabe aux pinces d’or, de Tintin au pays de l’or noir (1950) et de Coke en stock (1958). À quelle géographie Hergé nous convie-t-il ? Fiction et parodie, l’Orient, malgré des attendus précis et des précisions attendues, n’est jamais absolument réel, ni tout à fait improbable, au point d’être souvent son propre pastiche. Explorant les coulisses locales de la fabrique exogène de l’Orient, Hergé construit une démonstration. Au Maroc, dans la médina de la ville imaginaire de Bagghar, Tintin, coiffé en la circonstance d’un casque colonial, est lancé dans une course-poursuite qui le fera bientôt jaillir hors du cadre folklorique où elle s’inscrit, large tableau à la fois sobre et précis, combinant des éléments architecturaux structurants qui en sont les montants et des compositions détaillées qui en trament le fond. L’on pressent d’emblée le devenir d’un panier d’oranges, sur la trajectoire de Haddock, qui talonne Tintin… Ce dernier génère un halo de vide sur sa lancée ; s’écartant et l’observant, les autochtones, médusés, saisis par un envoûtement qui les statufie et les confine aux bordures, sont tant de sempiternels figurants aux physionomies indistinctes que de nécessaires spectateurs. Inconsistants, fondus dans leur univers, les locaux voient passer l’action et l’aventure, auxquelles ils ne participent pas. Quant à Tintin, ce sillage inversé qui le précède et cette dynamique qui lui est propre lui sont nécessaires pour être central, placé sous les feux de la rampe, pour êtreTintin. Cadre, décors, accessoires et personnages brossent un dispositif documentaire, dressé autour de son personnage. Place ! Je passe ! Une figure ethnocentrique, prioritaire et traversante, sûre de la considération due à son identité et à ses objectifs, créant un happening surréaliste en un décor ethnico-rigide. Bien sûr, Tintin s’extirpera du cliché, mais celui-ci, désormais consigné comme paysage de référence, pourra être réactivé, la scène de la médina rejouée, sous une forme ou une autre. Les éléments architecturaux et décoratifs observables de même que les costumes des personnages, empruntés aux divers fonds de référence du Maghreb et du Moyen-Orient, sont d’inspiration plurielle. Ainsi, le paysage-fusion d’une ville « maghreborientale » est tramé ; l’image est certes factice, mais conforme à l’imaginaire synchrétique d’une ville de ce type : celui d’une médina générique. Le selfie de Tintin dans la scène de la médina de Bagghar a généré un « ethnoscape » (Appadurai, 2005).