Ramallah – « Wajib ». Les tiraillements identitaires de Nazareth

Wajib. L’invitation au mariage, film d’Annemarie Jacir, 96 min, 2017.

C’est d’abord une ville, arpentée en voiture et à pied, qui s’offre à notre regard. Ce sont des rues étroites, pentues, embouteillées et des emplacements de stationnement réduits qui provoquent des disputes allant jusqu’à la bagarre collective. Le professeur Abu Shadi et son fils les parcourent afin de remettre en personne l’invitation [Wajib] au mariage de leur fille et sœur. C’est un rond-point, orné d’une étoile de David, qui apparaît plusieurs fois, symbolisant l’articulation entre la ville arabo-palestinienne de Nazareth et la ville judéo-israélienne de Natzrat Illit, autour duquel Abu Shadi finira par tourner inlassablement, n’arrivant pas à se résoudre à inviter, ou pas, un collègue juif israélien à la noce, alors que son fils s’y oppose. Ce sont des immeubles, dont les escaliers sont gravis avec peine par Abu Shadi, mais ce sont aussi des maisons individuelles qui rappellent que, au début du XXe siècle, les familles chrétiennes de Nazareth étaient plutôt aisées. Le jeune Shadi est architecte, il se désole que le patrimoine historique soit défiguré par l’ajout de bâches en plastique en guise de stores sur les balcons. La nostalgie pour la Palestine d’avant la création de l’État d’Israël est palpable. Abu Shadi, décrivant par téléphone le paysage à un Palestinien de la diaspora, évoque avec lyrisme les orangers, la vigne, la montagne et la mer, tandis que la caméra montre avec ironie des ruines, des poubelles débordantes et un magasin grouillant de gadgets importés de Chine.

Le film étudie les tiraillements identitaires des Palestiniens de Galilée et leur attachement aux lieux. L’histoire se déroule uniquement au sein de la communauté chrétienne de Nazareth, qui est devenue minoritaire. En 2016, on comptait 23 000 chrétiens, 53 000 musulmans et 40 000 juifs à Nazareth. Que signifie dans ce contexte fil balad [chez nous/au pays] ? Georgette s’inquiète de l’infiltration de « Syriens de Daech ». Abu Shadi pense que les « amis de Ramallah » de son fils vont lui causer des problèmes politiques. Il parle de la nécessité du « vivre ensemble » avec les Israéliens, tandis que Shadi est révolté par le contrôle de l’État hébreu, qui définit jusqu’aux programmes scolaires dans les écoles arabes et « nous interdit d’apprendre notre histoire ! ». Mais Shadi est parti en Italie, ce qui lui est reproché par son père. Qui est le plus patriote et le plus courageux ? Le membre de l’OLP en exil qui « a la belle vie » en Occident, d’après Abu Shadi, et se prétend le héros de la cause palestinienne ? Ou celui qui n’a pas quitté la terre de ses ancêtres et mène une lutte quotidienne pour permettre à ses enfants d’avoir un niveau de vie décent ? Le prix à payer pour rester est celui du compromis. Abu Shadi se soumet non seulement à la domination israélienne, mais aussi au conservatisme palestinien. Il faut se conformer aux stéréotypes, ne pas choquer, satisfaire son interlocuteur. Il existe cependant des revers positifs dans ce contrat social : la solidarité, illustrée par le système du don/contre-don théorisé par Marcel Mauss, et le sentiment d’appartenance. L’aspect labyrinthique des rues permet à celui qui les parcourt souvent de se sentir maître du territoire, comme Abu Shadi qui dicte à son fils le chemin à prendre durant tout le film. Comme le voisin de Shadi, qui se lamente de vivre « dans un pays de merde », puis se ressaisit grâce au boulanger ambulant qui refuse de se faire payer. Dégustant le pain tout chaud qu’on vient de lui offrir, il soupire : « il n’y a quand même rien de mieux que d’être chez soi », fil balad.

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Auteur·e·s

Salenson Irène, géographe, Agence française de développement


Citer ce focus

Salenson Irène, « Ramallah – « Wajib ». Les tiraillements identitaires de Nazareth », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/focus/ramallah-wajib-les-tiraillements-identitaires-de-nazareth/