Au début des années 2000, le mouvement Ultra, qui existe depuis des décennies en Europe, fait son apparition dans les stades arabes, d’abord en Tunisie, puis au Maroc et, enfin, en Égypte où elle coïncide avec l’émergence dans la rue de mouvements politiques de la jeunesse comme les Jeunes pour le changement ou le Mouvement de la jeunesse du 6 avril. Ce mouvement entraîne une violente répression qui transforme les stades en espaces contestés cristallisant la lutte pour le contrôle de la jeunesse, de l’espace public et, plus largement, des représentations sociales.
Âgés généralement de quinze à trente ans, les Ultras sont souvent décrits par les autorités et les médias comme de jeunes voyous, violents et peu ou pas intégrés socialement. Pourtant, au sein des groupes, le brassage social et la solidarité sont réels, même si les deux extrêmes de l’échelle sociale demeurent relativement absents. L’amour inconditionnel qu’ils portent à leur club et la compétition qui règne entre les groupes Ultras les conduisent à réaliser lors des matchs de véritables performances artistiques dans les tribunes : les tifo – énormes animations visuelles et parfois pyrotechniques avec l’utilisation fréquente de fumigènes ou feux de détresse. Cette compétition, ainsi que les nombreux forums en ligne d’Ultras et les voyages qu’ils font – accompagnant leur club dans ses déplacements sportifs –, entraînent la circulation des répertoires d’action d’un pays à l’autre. Revendiquant leur indépendance par rapport aux associations officielles de supporters, les Ultras ne veulent pas être spectateurs mais acteurs de leur passion.
Lors des soulèvements qui secouent la région à partir de 2011, leurs aspirations et leur expérience de la répression conduisent les Ultras à se retrouver en première ligne face à la police, notamment en Égypte où ils suscitent engouement et fascination. L’ouverture qui suit le départ de Hosni Moubarak correspond alors à l’âge d’or des Ultras du Caire : capables de mobiliser des milliers de jeunes et dotés d’une liberté nouvelle d’expression, ils se surpassent dans les « virages » des stades en réalisant des performances toujours plus spectaculaires, tandis que leurs symboles, graffiti et tags, s’affichent à tous les coins de rue.
Victimes de leur succès, les Ultras égyptiens deviennent la cible de la contre-révolution. En février 2012, la police permet le massacre de dizaines d’Ultras du Caire à Port-Saïd. Cet événement soude d’abord les Ultras égyptiens, mais le huis clos qui s’ensuit sur les matches, c’est-à-dire leur fermeture au public, porte un coup au mouvement. Privés de stade, les Ultras sont privés de ce qui fait leur cohésion et leur identité. Cette situation s’accentue à la suite du coup d’État du 30 juin 2013 et au verrouillage de l’espace public. Tandis que le président Al-Sissi affirme vouloir rouvrir les matches au public, chaque tentative est marquée par des incidents et de nouvelles arrestations. En mai 2015, à la suite d’un autre massacre survenu dans des conditions suspectes, les Ultras sont interdits et, aujourd’hui, l’État investit dans des équipements de contrôle et de sécurité visant à transformer les stades en véritables forteresses, à l’image des universités. Pris en étau entre le huis clos forcé et le sort de leurs membres détenus, les deux groupes Ultras du Caire ont finalement été contraints, en mai 2018, de mettre en scène la dissolution de leurs groupes en brûlant leur bannière devant les caméras des médias réunis pour l’occasion et en fermant dans le cas des Ultras Ahlawy leur page Facebook qui comptait plus d’un million de fans.
Le sort des Ultras égyptiens illustre la chape de plomb qui s’est abattue sur l’Égypte au moment où les pays voisins semblent prendre un autre chemin : en Tunisie, la mort d’un Ultra en mars 2018 a provoqué de nombreuses manifestations et l’inculpation de dix-sept policiers ; au Maroc, le gouvernement a levé l’interdiction des Ultras, préférant laisser ces derniers s’exprimer dans le stade plutôt que dans la rue, devant la crainte de les voir jouer un rôle similaire à celui des Ultras égyptiens lors de la révolution.