Téhéran – « Taxi Téhéran »

Taxi Téhéran, film de Jafar Panahi, 82 min, 2015, Ours d’or au Berlinale la même année.

Les taxis ont toujours été les temples de la liberté de parole en Iran. Le chauffeur de taxi collectif prend les passagers au fur et à mesure du trajet et adapte son itinéraire en fonction des clients. Dans ce huis clos, qui ne dure que quelques dizaines de minutes, se font des rencontres improbables, se tiennent des propos directs, sans crainte de la censure, de la police ou du qu’en-dira-t-on. C’est un peu un « café du commerce » itinérant, un théâtre permanent où s’exprime la réalité banale et profonde d’une société iranienne qui n’a jamais mis sa langue dans sa poche. Toute la capitale iranienne est irriguée par ces éphémères îlots de liberté.

Jafar Panahi n’a pas le droit de faire des films depuis 2011, et d’ailleurs il n’en fait pas. Dans Taxi Téhéran, la caméra est automatique et filme les passagers qui vont le conduire du nord au sud de la capitale. Drôle de chauffeur que ce monsieur Panahi : il rend service, prend son temps, reste calme, sourit et ne se fait jamais payer… C’est le taxi du bonheur, de la débrouille, le bon samaritain qui transporte un blessé à l’hôpital, accepte de convoyer deux matrones surréalistes à l’autre bout de la ville, va chercher à l’école sa nièce délicieusement insolente ; il accompagne encore un trafiquant de films vidéo passionné de cinéma, fait un détour pour voir un ami d’ami un peu louche et un bout de chemin avec une amie avocate, elle aussi empêchée d’exercer mais qui exerce quand même un peu… On ne voit pas un policier, mais on sent la pression autoritaire d’une couverture invisible qui enveloppe toute activité, met en sourdine toute parole, empêche toute activité normale, rend pénible tout ce qui pourrait être heureux. On voit l’humour, l’esprit de résilience immémorial des Iraniens qui, depuis Hâfez, ont toujours trouvé dans la poésie et les roses, dans la résistance également, le moyen de survivre à la dureté des temps.

Inutile d’être sordide, de montrer la misère noire, la drogue, les quartiers glauques, la brutalité et l’injustice que tous les Iraniens connaissent bien. À quoi bon exhiber le luxe et les affrontements, les passions, l’amertume et même le désespoir ? Pour nous faire comprendre la violence et l’espoir qui font vivre Téhéran, Jafar Panahi est plus subtil et convaincant en nous offrant un Téhéran ensoleillé, sans pollution, des rues où l’on circule bien, bordées d’arbres et d’immeubles modernes. Une ville qui vit, bouge, ne sombre pas, se tient, joue de l’humour, mais ne se fait aucune illusion. Quand le taxi arrive enfin au sud de la ville, à Cheshmeh Ali, le dénouement heureux est à portée de main, mais tout se brise. Le motard noir a probablement suivi Jafar Panahi, coupable potentiel d’on ne sait quoi. Il arrache la caméra, la vidéo pourra servir de preuve à charge. On ne rêve plus. Le taxi n’est plus un espace de liberté.

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Auteur·e·s

Hourcade Bernard, géographe, Centre national de la recherche scientifique


Citer ce focus

Hourcade Bernard, « Téhéran – « Taxi Téhéran » », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/focus/teheran-taxi-teheran/