Le destin d’Aden est particulièrement heurté, autant du fait de la succession de périodes de prospérité et de déclin que de son appartenance à des entités politiques aux contenus et contours variés. Si le nom de la ville, connu depuis l’Antiquité, est resté stable, il n’en a pas été de même pour les identifications régionales ou « nationales » de ses habitants. La ville vécut une période de prospérité commerciale, grâce à son port, durant les périodes ayyoubide, rasoulide et tahiride, soit entre les XIIIe et XVIe siècles. Elle passa ensuite sous le contrôle des Ottomans à partir de 1538, avant de dépendre du sultan de Lahej à partir de 1735. L’année 1839 marque un tournant majeur dans l’histoire d’Aden qui n’aurait alors compté que 1 289 habitants. Elle correspond à la prise de la ville par les Britanniques. Celle-ci fut provoquée par la décision du colonisateur de faire d’Aden une escale maritime avec l’installation d’un dépôt de charbon et d’une garnison sur la route maritime de l’Inde.
La période britannique
La physionomie actuelle de la ville est essentiellement due aux réalisations de la période coloniale (1839-1967) avec, notamment, l’édification d’un centre commercial et de quartiers résidentiels à Crater, le cœur de la ville, l’édification du quartier de Tawahi où se concentrèrent les résidents britanniques et les marchands étrangers, les installations portuaires, puis les immeubles de Maalla, la construction de demeures pour hauts fonctionnaires et officiers à Khormaksar, l’établissement d’une raffinerie et de casernes à Little Aden, l’érection d’ensembles d’habitations dans les faubourgs de Cheikh Othman, Mansoura et Dar Saad où habitaient de nombreux migrants yéménites. Cette division de l’agglomération en quartiers séparés, et reliés par un réseau routier mis en place par l’occupant britannique, est une caractéristique majeure de cette ville implantée au cœur d’un site d’origine volcanique dominé par le mont Shamsan.
Le port d’Aden devint, dans les années 1950, l’un des ports les plus actifs du monde au niveau de son trafic, notamment en matière de réexportation de marchandises et de ravitaillement en carburant des navires. Après 1960, la ville abrita le quartier général du commandement britannique au Moyen-Orient. Elle acquit un statut unique, aussi bien dans un ensemble yéménite très fragmenté que dans la péninsule arabique où elle éclipsait alors ses rivales portuaires et urbaines. Sur les plans politique, social, démographique et culturel, Aden constituait à la fois un isolat dans une Arabie du Sud incluant le Yémen du Nord, alors dirigé par un imam zaydite, et un incubateur des luttes qui allaient transformer la ville. En 1937, elle était devenue une « Colonie de la Couronne ». La diversité ethnique et religieuse de sa population était sans commune mesure avec toute autre localité de la région. La période britannique vit ainsi l’éclosion d’une société urbaine marquée par un cosmopolitisme colonial caractérisé par une forte stratification des origines ethniques et religieuses. Les Britanniques et les Européens étaient placés en haut de l’échelle hiérarchique, suivis par les Indiens, employés de l’administration ou commerçants, les juifs, les Arabes et, enfin, les Somalis. La population arabe n’était cependant pas homogène puisqu’il existait des différenciations en matière de statut entre les immigrés du Nord ou des protectorats venus travailler à Aden et les « citoyens » adénites. Les revendications de ces derniers pour une plus grande autonomie politique furent en partie satisfaites par les autorités britanniques. Un Conseil législatif de la Colonie fut créé, puis Aden rejoignit, en janvier 1963, la Fédération de l’Arabie du Sud qui, à l’exception du Hadramaout, rassemblait le reste des sultanats, émirats et cheikhas du Sud.
L’expérience socialiste
En octobre de la même année, la lutte armée contre l’occupation britannique était déclenchée. Aden fut le théâtre de violents combats entre les deux organisations nationalistes rivales qui combattaient pour l’indépendance, le National Liberation Front (NLF) et le Front for the Liberation of South Occupied Yemen. En 1967, la victoire du NLF entraîna des changements majeurs dans la ville et dans tout le territoire de la nouvelle République populaire du Yémen du Sud. Aden perdit 80 000 habitants après la proclamation de l’Indépendance le 30 novembre 1967. Le flux des départs s’accrut au fur et à mesure que s’accentuait la politique de nationalisation et d’étatisation de l’économie. La prise de pouvoir de la faction marxiste du NLF se traduisit, en 1970, par le changement du nom du pays qui devint la République populaire et démocratique du Yémen, pour bien signifier son alignement dans le camp soviétique.
Sous le régime du parti unique, le NLF se transforma en Parti socialiste yéménite en 1978 et Aden perdit son caractère cosmopolite et une grande partie de sa bourgeoisie urbaine. La ville s’ouvrit à une nouvelle population venue des campagnes qui allait bénéficier des mesures en faveur de la scolarisation et du logement. Les rivalités au sein du Parti socialiste – qui reflétaient autant des dissensions idéologiques que des polarisations régionales – éclatèrent au grand jour en janvier 1986. Des combats d’une extrême violence mirent aux prises, à Aden, les partisans du président Ali Nasser Mohamed et une faction du Parti mené, entre autres, par Ali Salim Al-Bid. Ce dernier devint le nouveau dirigeant du Yémen du Sud et fut le signataire de l’accord d’unité entre le Sud et le Nord qui fut proclamé le 22 mai 1990 pour donner naissance à la République du Yémen.
De l’unité au séparatisme
De vives tensions ne tardèrent cependant pas à surgir entre les dirigeants socialistes sudistes et une coalition principalement nordiste menée par le président yéménite Ali Abdallah Saleh. Retranchée à Aden, une alliance séparatiste proclama en mai 1994 la République démocratique du Yémen qui était censée rassembler les territoires de l’ex-Yémen du Sud. La ville tomba aux mains des forces unionistes le 7 juillet 1994. Les mesures répressives et une politique de spoliation des terres au profit de responsables du Nord conduisirent au développement progressif d’un mouvement sudiste qui, à partir de 2007, adopta des revendications séparatistes.
En février 2015, le président Hadi, opposé à une coalition rebelle formée par les Houthistes et l’ex-président Ali Abdallah Saleh, fut forcé de fuir la capitale Sanaa pour se réfugier à Aden. La ville souffrit grandement des combats qui la ravagèrent, entre le 25 mars et le 22 juillet 2015. Les troupes loyalistes furent épaulées par les forces de la « résistance sudiste » et celles de la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite. Depuis sa libération, la situation sécuritaire et politique est restée instable et la ville est régulièrement frappée par des attentats dont beaucoup sont attribués à l’Organisation État islamique. De nombreux imams de mosquées ont été assassinés, ce qui renvoie à la lutte pour la domination du champ religieux mettant aux prises différences obédiences politiques. La population de la ville est confrontée à une instabilité sécuritaire chronique, mais aussi à des conditions de vie extrêmement difficiles dues notamment à la forte dévaluation de la monnaie nationale (le riyal) qui a renchéri les produits de première nécessité généralement importés. De nombreux jeunes ont rejoint des milices ou l’armée gouvernementale pour pouvoir obtenir un salaire régulier et aider ainsi leurs familles.
En décembre 2016, la décision du président Hadi de transférer le siège de la Banque centrale yéménite de Sanaa à Aden n’a pas amélioré la situation économique. En dépit de l’aide censée être apportée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, la vie quotidienne reste un calvaire pour les habitants qui doivent faire face à des coupures d’eau et d’électricité fréquentes dans une ville à la chaleur suffocante la majeure partie de l’année. Le ressentiment envers les régimes saoudiens et émiriens a suscité des manifestations pour réclamer le départ de leurs troupes et la guerre a augmenté l’hostilité envers les personnes originaires du Nord. La ville reste cependant, grâce à son aéroport, une porte de sortie précieuse pour les quelques Yéménites désireux de partir à l’étranger et pouvant franchir les dizaines de barrages militaires qui ralentissent le trajet de Sanaa à Aden.
Des combats entre troupes loyalistes et combattants séparatistes, en février 2018, ont montré que le Conseil de transition sudiste, créé en mai 2017 avec le soutien des Émirats arabes unis, était devenu la force dominante dans la ville. De capitale provisoire, mais théorique, du président Hadi, la ville redeviendra-t-elle la capitale d’une nouvelle entité sudiste qui reste à définir et qui est l’un des enjeux majeurs de la guerre au Yémen ?