Fès

Située sur le plateau de Saïs, à la croisée des chemins du Nord du Maroc, Fès représente, par son passé urbain et ses dynamiques contemporaines, un modèle de référence dans la géographie du Maghreb. D’ancienne capitale politique (du XVIIIe siècle jusqu’au protectorat) et économique du royaume, Fès a été reléguée, durant le XXe siècle, à un simple foyer régional. Aujourd’hui, la cité souhaiterait se positionner parmi les villes mondiales du troisième millénaire. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte local et régional marqué par une libéralisation de l’économie urbaine, accompagnée d’une ouverture des territoires au phénomène de la mondialisation.

Un modèle du « cosmopolitisme historique »

Fondée, vers la fin du VIIe siècle, par un « étranger », peuplée par des « étrangers », capitale d’un pays qui a connu des influences étrangères, Fès présente les caractéristiques d’un modèle interprétatif du cosmopolitisme urbain dans l’histoire de la Méditerranée. La tradition cosmopolite de Fès serait liée à sa fonction de lieu d’échanges et de circulation d’hommes, de marchandises, de capitaux et de valeurs, à l’instar d’Alexandrie, Damas et Beyrouth, pour ne citer que ces trois exemples. Originellement, la population de Fès était berbère. Mais, au fil du temps, cette population s’est composée également de familles d’origine arabe venues d’Andalousie et d’autres pays musulmans. Selon la tradition, le christianisme s’est répandu dans la région à partir du IIIe siècle. Des juifs se seraient installés à Fès dès le Xe siècle. À partir du XVIe siècle, ce peuplement fut enrichi par l’arrivée de populations originaires des pays africains subsahariens. Par ce peuplement, Fès devient un centre culturel tant pour l’islam que pour le judaïsme et le christianisme. Durant des siècles de vie citadine, le brassage fréquent entre ces différents éléments a façonné les caractéristiques de la citadinité fassie et l’image d’une ville à dimension cosmopolite.

Un processus de marginalisation

Avec la pénétration coloniale et la signature du protectorat, en 1912, on assiste à des mutations profondes, dont les principales manifestations furent le déplacement du centre de gravité économique et politique du Maroc de Fès vers les villes littorales, Casablanca et Rabat en particulier. Ce choix s’inscrit dans une politique de reconfiguration de l’armature urbaine du pays instaurée par Lyautey qui, dès son installation, considère que « Fès est une erreur géographique comme capitale ». En parallèle, Lyautey crée ex nihilo une ville nouvelle, située à l’écart de la cité précoloniale, pour servir à l’accueil des colons et des services nés du protectorat, puis il procède à la substitution des anciennes institutions de gestion urbaine par des nouvelles. À la division traditionnelle de Fès, entre Fâs el-Bali [l’ancienne] – la ville primitive – et Fâs Jdid [la nouvelle] ayant abrité le Mellah des juifs depuis le Xe siècle, s’ajoute une division nouvelle entre médina et ville nouvelle. Les massacres et la dévastation de Fâs Jdid durant les émeutes d’avril 1912 amorcent le processus de départ des juifs ; Fès va perdre ainsi plusieurs aspects de sa centralité et de son rayonnement. En conséquence, la cité précoloniale subit une dévaluation symbolique. Jadis cité par excellence, elle ne désigne plus, dans le nouveau dispositif urbain, qu’un simple secteur de la ville, objet d’un processus de dégradation et de paupérisation. Aspirant à un nouveau mode de vie, les Fassis aisés quittent Fès pour les villes côtières. Les vides laissés par ces départs sont aussitôt remplis par des migrants ruraux, pauvres dans leur majorité. L’implantation de l’industrie a créé l’ouvrier industriel, dont les traits culturels diffèrent de ceux de l’artisan, désormais déclassé. Sur le plan économique, Fès est progressivement marginalisée au profit des grands centres urbains du littoral. En termes d’importance industrielle, son positionnement national a enregistré un recul, passant de la troisième position durant les années 1980 à la huitième aujourd’hui.

Un étalement urbain conjugué à un processus
de périphérisation et de paupérisation

La marginalisation économique et politique de la ville n’a cependant pas empêché sa croissance démographique et, aujourd’hui, avec une population de 1 200 000 habitants, Fès occupe le troisième rang après Casablanca et Rabat-Salé. Cette croissance démographique est due en grande partie à l’exode des populations rurales. La part de l’immigration d’origine urbaine est très modeste, tandis que l’émigration touche surtout des populations aisées et d’origine citadine. Ce mouvement migratoire qui a affecté doublement Fès a donné lieu à une déformation de la pyramide sociale de la ville, sous l’effet du déclin des couches moyennes et aisées et de l’élargissement des couches inférieures. Résultante d’une pression démographique plus que d’une dynamique socio-économique interne, la croissance de Fès s’est accompagnée d’un étalement urbain remarquable. L’aire urbanisée de Fès est passée de 3 878 ha en 1960 à environ 13 000 en 2012, après l’ouverture à l’urbanisation des terres de la réforme agraire et la décision d’étendre le périmètre d’aménagement à certains secteurs périurbains. Par ailleurs, durant les années de forte croissance démographique (1970-1990), la mobilisation des réserves foncières de la ville a été freinée par la complexité du régime foncier. Cette donnea constitué l’un des facteurs majeurs de la faible réalisation des prévisions des documents d’urbanisme élaborés depuis les années 1980, notamment en matière de requalification urbaine. Elle a contribué au processus de recours à l’urbanisme dérogatoire et de prolifération des secteurs d’habitat insalubre qui, en 2012, abritaient environ 60 % de la population totale de la ville (contre 13,6 % en 1971), ce taux plaçant Fès en deuxième position à l’échelle nationale, après Salé. Aujourd’hui, la ville est éclatée en plusieurs fragments aux formes et fonctionnalités hétéroclites. Les discontinuités spatiales ne cessent de s’y affirmer et les temporalités sociales de se recomposer, notamment avec les mobilités résidentielles. Cette hétérogénéité recouvre une division sociale de l’espace ayant bouleversé le modèle de ville précédant la conquête coloniale.

Patrimonialisation et nouveau cosmopolitisme

En 1981, l’Unesco inscrit la médina de Fès sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. On peut lire via cette patrimonialisation à la fois une sorte de reconnaissance et de retour dans un processus de « cosmopolitisation » de la ville. Mais l’écart est resté grand entre discours et actions mises en œuvre par les pouvoirs publics. La patrimonialisation n’a pas eu d’effets décisifs, ni sur les registres culturels et identitaires, ni sur la centralité urbaine et les pratiques territoriales. Délaissée par ses élites et marginalisée par les pouvoirs politiques, la cité d’hier de Fès continue de souffrir d’un fort processus de dégradation et semble désenchantée. Le projet de réhabilitation de la médina de Fès,qui a vu le jour à la fin des années 1990 avec le concours de la Banque mondiale, a préconisé l’ouverture de la médina à l’investissement touristique privé. Ayant coïncidé avec les accords du partenariat Euromed, institués en 1995, cette mise en tourisme de Fès a été renforcée par l’organisation d’activités culturelles qui se veulent universelles, à l’image du Festival des musiques sacrées du monde ou de la tenue, en 2008, du Congrès international sur l’Union pour la Méditerranée. À cela s’ajoute, en 2012, la création de l’université euro-méditerranéenne de Fès. Va être ainsi véhiculée – notamment par le monde scientifique et politique – l’idée de « Fès, ville méditerranéenne ». Cette nouvelle image médiatisée de Fès est à l’origine d’une récente migration de populations provenant principalement d’Europe, des États-Unis, d’Asie, d’Australie et d’Amérique latine. Porteur, théoriquement, d’une dimension cosmopolite, ce phénomène a permis l’émergence de nouveaux entrepreneurs, de sociétés mixtes et de figures de la diaspora qui s’inscrivent dans une logique de réseaux mondialisés. On assiste ainsi à une reconfiguration du modèle de la ville cosmopolite, à partir de nouveaux registres économiques et politico-culturels, reflétant la montée de la logique économique comme mode hégémonique de la régulation urbaine et patrimoniale, montée qui ne cesse de redessiner les lignes de la fracture socio-spatiale de la ville.


Auteur·e·s

Idrissi Janati M’hammed, géographe, Université Mohammed V, Rabat


Citer la notice

Idrissi Janati M’hammed, « Fès », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/fes/