Malls

Du souk au shopping mall, en passant par les grands kissariat et supermarchés – et en référence ici à l’article de Jean-François Troin « Des souks ruraux marocains aux shopping centers du Golfe » (2011) –, le paysage commercial dans les métropoles du Maghreb et du Moyen-Orient est l’objet, depuis la seconde moitié du siècle dernier, de profondes recompositions qui se sont accentuées plus récemment avec l’implantation des centres commerciaux géants. Bien que leur création soit récente en comparaison avec les pays du Nord, ces équipements marchands ont rapidement marqué le paysage urbain de la plupart des villes du Maghreb et du Moyen-Orient et ont induit d’importantes restructurations sociales et spatiales, particulièrement dans les grandes agglomérations (Troin, 2011). Que ce soit au Caire, à Tunis ou à Riyad, ils sont omniprésents et se distinguent facilement par leur taille gigantesque et leur offre commerciale occidentalisée qui ne cesse d’attiser la curiosité d’un public croissant. Au regard du rythme de leur développement, ils représentent des lieux révélateurs de l’occidentalisation des modes de vie des sociétés arabes et leur introduction aux nouvelles formes de la société de consommation.

Rabat, Riyad et Le Caire : des capitales arabes
à l’épreuve de la mondialisation du commerce

À partir des années 2000, la multiplication des centres commerciaux géants dessine une nouvelle géographie commerciale des métropoles du Maghreb et du Moyen-Orient.

Ainsi, Rabat, longtemps capitale de taille relativement modeste et assumant un rôle principalement administratif, connaît au tournant du XXIe siècle un dynamisme urbain remarquable grâce aux grands travaux d’aménagement impulsés par Mohammed VI qui vient d’accéder au pouvoir. C’est dans ce contexte de changement politique et de néolibéralisation économique que la capitale bénéficie d’un développement impressionnant de malls réalisés par des promoteurs internationaux, principalement originaires des pays du Golfe. On y recense aujourd’hui une dizaine d’équipements, aux concepts commerciaux distincts, concentrés principalement dans ses quartiers les plus aisés et localisés aux grands croisements de ses rocades urbaines.

À l’instar de la capitale marocaine, Riyad a connu, dans un laps de temps réduit, de fortes recompositions sociales et spatiales qui se sont traduites par une reconfiguration importante de son tissu urbain. Les réformes économiques et sociales impulsées par la monarchie saoudienne à la fin des années 1990 ont accéléré ces transformations et favorisé les grands projets d’investissement et le développement des grands centres commerciaux. Vouée principalement à l’automobile et marquée par le manque d’espaces publics, notamment peu accessibles aux femmes, la capitale saoudienne a constitué un terrain de prédilection pour la multiplication des malls conçus sur le modèle des centres commerciaux américains. Une trentaine de malls géants aux concepts et aux formats hétérogènes y ont été réalisés, localisés principalement dans les zones aisées de Riyad et, plus particulièrement, dans les gated communities situées dans ses périphéries urbaines.

Parmi les différentes métropoles du Maghreb et du Moyen-Orient, Le Caire reste celle où l’on compte la plus grande concentration de centres commerciaux et qui abrite d’ailleurs les malls les plus gigantesques d’Afrique. Avec une population qui dépasse désormais 18 millions d’habitants, la capitale égyptienne a connu l’implantation des centres commerciaux, dès les années 1990, grâce à la politique de libéralisation économique impulsée par le gouvernement. Elle abrite en effet aujourd’hui une quarantaine de malls financés et réalisés principalement par les investisseurs saoudiens. Aux centres commerciaux populaires, localisés dans les quartiers centraux, s’opposent les malls récréatifs luxueux, situés dans les quartiers péricentraux huppés ainsi que dans les villes nouvelles où se multiplient les résidences fermées prisées par les catégories très aisées ou les classes moyennes supérieures.

Des pôles d’attraction plébiscités
par un public hétérogène

Les flux de circulation polarisés quotidiennement par ces malls sont impressionnants. Femmes et hommes, jeunes et adultes, « locaux » et étrangers, autant de profils hétérogènes qui se côtoient dans ces espaces multifonctionnels où le commerce se combine avec le divertissement et la récréation. Au-delà de la variété de ces profils, on y observe surtout la diversité des pratiques sociales qui s’y déploient. Aux activités de consommation et d’achat qui y sont programmées s’ajoutent des pratiques non marchandes de rencontre, de découverte et de flânerie. La fin de la semaine, les périodes de fête et de promotions restent les moments opportuns pour observer la pluralité de ces usages sociaux.

Dans les malls de Rabat et du Caire, les jeunes adolescents font de ces espaces des lieux très appréciés de rencontre et de détente « gratuite ». Ils y effectuent le plus souvent des allers et retours en se contentant parfois de rafraîchissements (Harroud, 2016 ; Abaza, 2011). Ces déambulations sont l’occasion de repérer, de façon visible, des formes plus ou moins intenses d’appropriation des espaces de circulation (escaliers, ascenseurs) qui leur servent de lieux de repos, d’attroupement et d’exploration.

Des lieux de sociabilité juvénile et féminine

Au-delà de ces pratiques de déambulation, qui ne sont pas sans évoquer la flânerie dans les kissariat traditionnels des grandes villes arabes, il est frappant d’observer comment ces malls sont investis par les jeunes, des femmes et des jeunes filles notamment, en tant qu’espaces de rencontre et de sociabilité. Leur configuration fermée et sécurisée est souvent mobilisée pour expliquer l’ampleur et l’intensité de ces sociabilités juvéniles.

Dans la capitale saoudienne, caractérisée par une forte ségrégation entre hommes et femmes, les malls restent des lieux très prisés par les familles et particulièrement par une clientèle féminine (Le Renard, 2011). Le caractère fermé, anonyme et sécurisé de ces équipements marchands permet, notamment pour les jeunes célibataires, d’avoir une plus grande mobilité et visibilité dans la ville, ainsi que la liberté de s’afficher socialement et de s’affranchir du contrôle social et familial, du regard masculin stigmatisant dans les espaces publics, sans oublier le contrôle exercé à leurs égards par la police religieuse. Le mall constitue, en quelque sorte, un théâtre dans lequel elles mettent en scène de nouveaux styles de vie féminins mêlant modernité, consumérisme et mobilité (Le Renard, 2011).

Cette autonomisation des femmes vis-à-vis des normes sociales et culturelles locales s’observe de façon encore plus accentuée dans les malls de Rabat et du Caire où émergent des sociabilités féminines inédites. Les tenues vestimentaires que portent certaines jeunes femmes dans ces espaces, leurs postures plus ou moins décontractées et, parfois, les comportements sociaux de certaines d’entre elles (fumer une cigarette, rester tardivement, rencontrer des copains, etc.) sont les principales manifestations de cette liberté. En fait, ces équipements s’érigent comme de véritables « enceintes » qui leur permettent de transgresser les codes socialement reconnus dans l’espace public et domestique (Davis-Taïeb, 1995).

En plus de ces présences strictement féminines, on observe de manière récurrente de nombreux côtoiements réunissant des jeunes chalands de sexe distinct. Leurs rencontres deviennent plus visibles aux heures tardives de la journée lorsque les ambiances des cafés et des restaurants « branchés » deviennent plus « sélects » (Harroud, 2016). Ce sont des lieux appréciés pour les entrevues amoureuses entre jeunes célibataires à la recherche d’espaces anonymes, occidentalisés et moins codifiés socialement (Abaza, 2011).

À Rabat, certains espaces situés dans les malls huppés ont même acquis une réputation de lieux de rendez-vous et de mixité pour les jeunes amoureux. Le food court ainsi que l’espace café du bowling sont souvent, voire exclusivement, investis par des groupes d’adolescent(e)s et d’étudiant(e)s qui y viennent nombreux. Il est en effet rare d’y trouver des tables ou des banquettes occupées par d’autres catégories sociales que cette clientèle juvénile.

De nouvelles formes d’urbanité en émergence

De par leurs ambiances occidentalisées et leurs configurations fermées, les malls mettent en lumière des formes de sociabilité inédites, particulièrement auprès des jeunes et des jeunes femmes [syntaxe ?] arabes. Ils représentent des lieux révélateurs de l’intégration des populations arabes à une ère de la consommation qui induit un rapport renouvelé à soi, aux autres, ainsi qu’à la ville et à ses espaces publics traditionnels. La manière dont ces jeunes investissent ces espaces marchands, s’y côtoient et s’y identifient invite à se demander si ce n’est pas dans ces lieux privés et sans substrat historique que s’inventent de nouvelles formes d’urbanité à l’échelle des villes arabes.


Auteur·e·s

Harroud Tarik, architecte/géographe, Institut national d’aménagement et d’urbanisme, Rabat


Citer la notice

Harroud Tarik, « Malls », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/malls/