Marchés modernes

Les questions de salubrité en ville occupent depuis toujours une place importante parmi les préoccupations des autorités publiques mais aussi des élites dites « réformatrices », et plus particulièrement en contexte colonial. À ce titre, les problèmes posés par la vente d’aliments au détail – mauvaise conservation des denrées périssables, risques épidémiques, etc. – suscitent, dès le début des processus de colonisation au Maghreb et au Moyen-Orient, des prises de position réclamant l’amélioration ou la création de nouveaux systèmes de distribution des denrées alimentaires. Les polémiques se cristallisant généralement autour des lieux de vente au public, les solutions proposées passent par la construction de nouveaux marchés. Ce souhait n’est pourtant pas uniquement émis à des fins sanitaires, loin de là, et l’extrait d’un roman d’Abdulrazak Gurnah (1995), sur l’arrivée des premiers Européens en Afrique, permet de soulever un autre enjeu principal de l’établissement de nouveaux marchés : « La première chose qu’ils construisaient, c’était un hangar fermant à clé, ensuite c’était une église, puis un marché couvert pour avoir l’œil sur tout le commerce et prélever leur part de bénéfice. »

Ce qu’on appelle ici le « marché moderne » est un édifice urbain de vente au détail (principalement d’alimentation), spécifiquement conçu pour cette activité : dans cet espace dual, à la fois public et privé, les différentes catégories sociales en présence (propriétaires, commerçants, clientèles, etc.) ont des relations et des pratiques qui sont a priori réglées. Au-delà de la seule location d’emplacements à des vendeurs indépendants, le marché moderne est administré par une autorité, publique ou privée, qui édicte des normes (réglementations nationales et/ou règlements intérieurs) et gère les services collectifs (gardiennage, nettoyage, etc.). Ces qualités, associées à une mise en œuvre spatiale très élaborée, structurent un système complet et organisé de surveillance et de technicisation de l’échange, autorisant un contrôle sanitaire qui permet, en outre, d’assurer des rentrées fiscales difficiles à recouvrir dans des secteurs plus informels.

L’élaboration et la maîtrise de cet environnement, créé de toutes pièces, dépassent également le cadre de l’édifice en tant que tel, puisque le choix de son positionnement dans la ville conditionne en grande partie sa réussite et participe d’un projet plus global. Si un certain nombre de dispositifs assure à tous les commerçants, à l’intérieur même du marché moderne, des règles de concurrence les plus équitables possibles, ce jeu n’est toutefois pas toléré à une échelle plus large : grande peut être effectivement la tentation de créer un monopole de la distribution alimentaire en généralisant l’établissement de ces nouveaux marchés, contrôlés par un seul et même groupe. Aussi, le marché moderne est-il systématiquement mis en opposition par ses promoteurs aux marchés plus anciens et moins contrôlables, s’appuyant pour cela sur une argumentation hygiéniste, objection du moderne, dit « propre », à l’ancien qui serait donc « sale ».

Le marché de Bab el-Louk au Caire :
du marché moderne au « souk » ?

Au Caire, derrière des façades hétéroclites, se laisse deviner aujourd’hui un vaste édifice de brique et de métal, le marché de Bab el-Louk, grand bâtiment construit en 1912 au centre de ce que sont alors les nouveaux quartiers de la capitale. C’est un Égyptien de confession juive, Joseph Aslan Cattaui Pacha, qui initie ce projet : après avoir terminé ses études à l’École centrale de Paris, cet ingénieur et banquier très actif projette de construire dans les grandes villes égyptiennes des marchés modernes dont celui de Bab el-Louk sera finalement l’unique exemplaire. Si le projet est adapté à l’Égypte, tenant compte du climat local par un système complexe de ventilation et empruntant quelques formes à l’architecture arabo-musulmane, il reste avant tout l’importation d’un modèle européen de marché couvert qui s’adresse à une riche clientèle composée en partie des nombreux étrangers vivant alors au Caire. Moderne et d’inspiration occidentale, la halle de ce bâtiment l’est très certainement à cette époque, et pas seulement par son architecture métallique. À l’intérieur du marché, le maintien d’une hygiène irréprochable est au cœur des préoccupations : il est nettoyé trois fois par jour, un règlement contraint les vendeurs à respecter toutes les précautions prises pour maintenir le lieu en parfait état de propreté et ceux qui y faillissent sont expulsés. Le bâtiment est géré de manière centralisée, le propriétaire prenant en charge intendance, nettoyage, entretien et gardiennage. Ainsi que l’annonce, fin 1911, le journal La Bourse égyptienne : « C’est à cet endroit en effet que s’élève et que s’ouvrira bientôt le nouveau Marché du Caire, marché modèle sur le type des meilleurs et des plus récents d’Europe, avec les derniers perfectionnements et toutes les améliorations quant à la construction, la division et l’agencement. »

Plus de cent ans plus tard, le marché de Bab el-Louk est méconnaissable : ajouts d’étages sur le bâtiment qui ceinture la halle au risque de la faire écrouler, constructions diverses en largeur et en hauteur à l’intérieur de celle-ci, détérioration de l’ensemble du marché qui n’est plus entretenu. Cette hétérogénéité des situations et des extensions bâties pourrait le faire ressembler à un « souk », dans son acception française péjorative, alors que, aux yeux de ses occupants, ces pratiques d’appropriation de l’espace sont rationnelles : l’étude de ces métamorphoses (Garret, 1998) montre que, à une échelle plus fine, chaque acteur a agi, et continue encore aujourd’hui de le faire, en fonction de ses intérêts et de ses moyens dans un contexte difficile. Tout d’abord, le quartier de Bab el-Louk a perdu progressivement sa centralité dans la ville : disparition de la gare ferroviaire et des nombreuses lignes de tramway qui se croisaient devant le marché. Ensuite, presque tous les ateliers de fabrication de chaussures, qui occupaient les étages, ferment face à la concurrence chinoise. De même, le blocage des loyers à des niveaux très bas provoque le désinvestissement du propriétaire quant à l’entretien, la gestion et la structure même du bâtiment. Enfin, l’apparition des supermarchés et d’autres formes de commerce dans la métropole entraîne le déclin des commerces alimentaires installés dans la halle, désertée par la clientèle.

Aujourd’hui, hormis les rares habitués, le passant peut difficilement identifier le bâtiment comme étant un marché car son apparence ne diffère plus de nombreux autres anciens immeubles du centre-ville, souvent dégradés de la même manière et pour les mêmes raisons.

Le Marché central de Casablanca : du marché moderne
au marché « traditionnel » dédié au tourisme ?

De nombreux Européens se sont installés à Casablanca bien avant l’instauration du protectorat français, en 1912. La ville s’étend déjà au-delà des murs de la médina lorsque le résident général Lyautey prend en main la « mise en ordre » du Maroc qui se fait militairement, mais également par le biais de l’urbanisme. Ainsi, Lyautey fait appel en 1914 à une équipe d’architectes français, menée par Henri Prost, nommé directeur du Service spécial d’architecture et des plans des villes. Le premier plan d’aménagement pour Casablanca, présenté dès 1915, projette de détruire l’ancien marché municipal situé sur la place de France (actuelle place des Nations unies) pour en construire un nouveau sur le futur boulevard de la Gare (actuel boulevard Mohammed V) (Garret, 2005).

Construit entre 1917 et 1919 par l’architecte Pierre Bousquet, le nouveau Marché central emprunte sa décoration au style traditionnel des marchés du sud marocain, notamment en utilisant l’arc en fer à cheval, les zelliges et le moucharabieh – ici en ciment. Hormis ce travail sur l’apparence extérieure du bâtiment, ce marché est, lui aussi, résolument moderne : hygiène exemplaire, gardiennage, réglementation draconienne, services collectifs, etc. La partie alimentaire du marché se trouve à l’intérieur de l’îlot, accessible par huit portes. Trois de ses côtés sont clos par des murs, tandis que le quatrième est bordé par une série de boutiques sous arcades ouvrant sur le boulevard de la Gare, face au majestueux hôtel Lincoln. À l’intérieur, une allée ceinture un bâtiment central dédié aux bouchers avec, au centre, une rotonde sous laquelle se trouvent les poissonniers. Les marchands de légumes, épiciers et autres boutiques se répartissent sur les côtés de cette allée intérieure non couverte.

À l’inverse du marché de Bab el-Louk, un siècle après sa construction, le Marché central de Casablanca est aujourd’hui plutôt en bon état et sa gestion reste très normée et réglée : respect des horaires d’ouverture et fermeture, nettoyage quotidien du bâtiment, etc. Toutefois, on peut noter un changement substantiel au niveau de ses activités : si la partie centrale des boucheries et poissonneries demeure à peu près telle qu’elle l’était à l’origine, une bonne partie des boutiques de la rue intérieure a changé de fonction, offrant progressivement de nombreux petits restaurants et des boutiques de souvenirs destinés aux touristes. Casablanca n’est pas une ville très prisée par le tourisme de masse qui lui préfère Marrakech. Cependant, certains tours-opérateurs incluent la capitale économique du Maroc dans leurs circuits, y consacrant une journée comprenant, par exemple, les visites de la mosquée Hassan II, du quartier des Habous (parodie de médina construite durant le protectorat), de la place Mohammed V (ancienne place Administrative) et, enfin, du Marché central, paradoxalement présenté comme un marché marocain typique…

Enfin, le maître d’ouvrage Casa Aménagement a lancé, en 2019, un appel d’offre pour un projet de réhabilitation du Marché central afin de le transformer en un grand « marché gastronomique répondant aux normes internationales », avec, comme objectif, d’y développer le tourisme culinaire marocain.

Un même modèle, plusieurs destinées

À l’image des exemples du Caire et de Casablanca, le destin des marchés modernes au Maghreb et au Moyen-Orient se divise principalement en plusieurs catégories : ceux qui sont démolis, à l’instar des Halles centrales d’Oran « détruites par des prédateurs » et suscitant une « colère populaire » (Le Journal de l’Oranais, 2014), ceux qui périclitent doucement et ceux qui sont réhabilités, avec le plus souvent un changement de fonction. La différence entre ces destins se joue essentiellement autour de la question de la centralité en ville. Celle-ci s’est déplacée et redéfinie au Caire à partir des années 1970 et le quartier de Bab el-Louk s’est marginalisé, bien que situé en plein centre géographique de la ville. À Casablanca, au contraire, un arrêt de la nouvelle ligne de tramway est situé devant le Marché central et un vaste projet de requalification et de « mise en valeur du quartier art déco de Casablanca » (Casa Aménagement, 2019) est en cours, témoignant d’une réelle volonté d’y développer le tourisme en s’appuyant sur un héritage architectural auquel le marché participe. Enfin, on peut citer des exemples de réhabilitation de marchés modernes sans changement de fonction, comme ceux de Larache ou de Tétouan, au Maroc, dont les belles restaurations ont été réalisées dans le cadre de la coopération hispano-marocaine au début des années 2000 ou, encore, celui du Marché central de Tunis, entièrement refait à l’identique entre 2004 et 2007 par l’Association de sauvegarde de la médina.


Auteur·e·s

Garret Pascal, sociologue/photographe indépendant


Citer la notice

Garret Pascal, « Marchés modernes », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/marches-modernes/