Au Liban, la trajectoire du patrimoine est un puissant révélateur d’enjeux politiques à toutes les échelles. Depuis 2013, la diplomatie bilatérale libano-turque achoppe sur la question de la restitution de sarcophages phéniciens réclamés par le Liban. C’est en 1868 à Saïda – l’antique Sidon – que ces sarcophages anthropoïdes sont découverts puis exposés par l’Empire ottoman, faisant de la ville un gisement patrimonial pour l’Empire. Par la suite, l’essentiel de la vieille ville restera en dehors de la législation patrimoniale nationale libanaise qui ne considérait comme monuments athar [monuments historiques] que les éléments antérieurs à 1700, et ce jusqu’en 2008. Néanmoins, les patrons de Saïda n’ont pas attendu autant pour s’emparer du riche répertoire du patrimoine bâti : palais, madrasas, khans et mosquées. À partir de la guerre civile, la vie locale est renouvelée par le leadership de Rafic Hariri, futur Premier ministre libanais. Alors, la réhabilitation de la vieille ville s’impose comme une priorité pour sa fondation qui initie des restaurations prestigieuses (Khan El Franj, Grande Mosquée, etc.). Dès les années 1990, il est relayé par d’autres notables locaux finançant des projets muséaux ou des réhabilitations de leurs propriétés familiales et contribuant à une relative « touristification » de la vieille ville. Dans le velours de la bienfaisance, ces mécènes ont trouvé dans la vieille ville un gisement pour assurer des plus-values immobilières tout en caressant un projet politique clientéliste. Par ces donations, ces leaders mettent en scène leur attachement à leur « petite patrie », tout en légitimant leur affairisme et leur enrichissement.
Depuis, les tensions communautaires, l’afflux des réfugiés et les violents affrontements de 2012 entre les salafistes et l’armée à Saïda ont déplacé le curseur de l’action locale vers l’urgence sociale mais également vers une autre forme de patrimoine : naturel désormais. Aussi, en 2005, la réhabilitation de la maison de Riad El Solh, figure de l’indépendance libanaise, est-elle financée par son petit-fils Walid Ben Talal, richissime prince saoudien. Mais son initiative la plus commentée aura été sa promesse – finalement avortée – de financer l’épuration de la « montagne de déchets », scandale écologique majeur, d’un volume de 430 000 m3 et d’environ 50 m de haut, située à quelques dizaines de mètres des sites de l’antique Sidon. Sa dépollution aura été, in fine, le nerf de la bataille municipale de 2010, puis de 2016, à l’image de la crise politique Tala’at Rihatkum [« Vous puez »] débutée en 2015 dans tout le pays. À travers les dynamiques du patrimoine à Saïda s’offrent donc à lire des politiques néopatrimoniales : la confusion entre chose publique et privée, des gouvernements urbains reposant toujours sur le clientélisme, capturés par des big men, mais dans des systèmes économiques et sociaux, eux, bouleversés.