Historiquement, l’artisanat a joué un rôle central dans le fonctionnement des sociétés urbaines : ses lieux de production et de vente ont consolidé les structures urbaines et contribué à la réputation des villes du Maghreb et du Moyen-Orient. Aujourd’hui, à l’encontre des scénarios élaborés dans les années 1960 pronostiquant sa mort, l’artisanat a résisté, même si des métiers ont décliné. Il s’est maintenu, renouvelé et les petits ateliers se sont multipliés.
Les dynamiques artisanales, miroir des mutations urbaines
Souk des teinturiers, rue des bijoutiers… Trace de la mémoire urbaine, la toponymie illustre la présence passée de l’artisanat sans forcément rendre compte des spatialités actuelles. Les activités de production se retrouvent dans les souks et caravansérails mais aussi dans des maisons et immeubles d’habitation comme à Fès, à Istanbul ou au Caire selon un processus d’implantation dans des quartiers résidentiels, dans des ateliers dans les périphéries urbaines ou encore à domicile. Ainsi, les lieux d’achat des matières premières, de production et de vente tracent des territoires dans les villes et demeurent une source de revenus importante pour des hommes et des femmes. À Fès, 75 % de la population de la médina vit directement ou indirectement de l’artisanat. À la différence de l’image passéiste souvent vendue par la littérature touristique, l’artisanat se caractérise par sa capacité d’innovation. De nouveaux métiers sont apparus, d’autres se sont modernisés, un outillage mécanisé et des produits chimiques ont été introduits, la division du travail s’est accentuée. Les objets se renouvellent, des modes sont visibles, bibelots et fausses antiquités (parfois de qualité) se réinventent en contexte touristique. Des expériences croisant artisanat et design sont tentées. Mais l’ombre du tourisme ne doit pas masquer l’importance du marché domestique, source principale de revenus des artisans à Fès ou à Istanbul. L’artisanat, qui se caractérise par sa capacité d’intégration des nouveaux arrivants en ville, recouvre aujourd’hui une pluralité de situations. Le terme « maître artisan » [usta en Turquie, maâllem au Maroc] est associé aussi bien à des grands patrons qu’à des artisans travaillant à façon. Les disparités se voient dans la taille des unités de production, leur inscription dans l’économie informelle ou formelle, les débouchés économiques, les revenus, les statuts sociaux. La force des corporations d’antan ne s’est pas pérennisée dans les structures de représentation contemporaines. Pourtant, si les artisans peinent à faire entendre leur voix, ils n’en développent pas moins des stratégies pour composer avec l’action publique.
Dans les centres historiques, la tentation de la réinvention du monde artisanal
Dans le contexte de requalification patrimoniale des centres anciens, l’artisanat est pris dans des processus de mises à la norme et d’esthétisation qui, en tentant de (re)créer des modèles urbains inspirés du passé, s’articulent mal aux pratiques artisanales. À Fès et à Istanbul, en raison des nuisances produites (vibrations, pollution de l’air et de l’eau, etc.) ou parce qu’il ne correspond pas à l’image que les acteurs publics veulent donner des espaces touristiques, l’artisanat est l’objet de projets de délocalisation. Mais, dans un même temps, il est mis en scène du fait de l’imaginaire de l’authenticité et de la tradition qui lui est associé. Istanbul se caractérise ainsi par des actions ponctuelles et des effets d’annonces autoritaires. Depuis la décennie 1980, des centres artisanaux créés par des fondations ont vu le jour dans les espaces touristiques de la péninsule historique. À côté, les artisans exerçant dans les caravansérails aux alentours du Grand Bazar sont menacés de délocalisation depuis de nombreuses années, ce qu’ils rejettent majoritairement, arguant auprès des autorités qu’ils font partie du patrimoine de la ville. Au même moment, en 2006, la municipalité et l’Association des commerçants du Grand Bazar annonçaient le projet de transformation de six caravansérails en hôtels, soit un retour à la fonction d’origine de ces bâtiments. À Fès, l’inauguration en février 2018 de fondouqs composés d’ateliers de finition mais aussi de vente, restaurés par l’Agence pour le développement et la réhabilitation de la ville de Fès, dans le cadre du projet Artisanat Fès Médina, signé entre le royaume du Maroc et la Millenium Challenge Corporation, est la dernière action en date d’une série de projets ayant visé les artisans : restauration à l’identique des tanneries traditionnelles en lien avec une forte valorisation touristique ; reconstruction du souk des teinturiers et éviction des dinandiers qui y exerçaient afin que pratique et toponyme correspondent ; délocalisation en périphérie des dinandiers de la médina. Ces derniers ont réussi à négocier un transfert complet de la filière et ont bénéficié d’une indemnité. Si les conditions de travail dans les nouveaux locaux semblent meilleures, une impression de morosité et un manque d’urbanité se dégagent tandis que la médina, privée d’une partie de ses activités de production, paraît destinée à une « bazardisation ».