Déchets

L’émergence dans le débat public de la problématique des déchets ménagers et de leur gestion est relativement récente au Maghreb et au Moyen-Orient. Encouragées par les bailleurs tels que la Banque mondiale ou la coopération bilatérale, les réformes initiées par les pouvoirs publics, à partir des années 1990, ont bouleversé les modes de fonctionnement antérieurs : dans de nombreuses villes, des entreprises privées (locales ou multinationales) se sont substituées aux régies municipales et, dans de nombreux cas, la relative tolérance qui existait à l’égard du secteur informel des récupérateurs de déchets s’est amenuisée. Parallèlement se développe une industrie du recyclage témoignant de la valeur croissante des matières premières secondaires.

L’Égypte : un cas d’école ?

L’exemple égyptien est le premier qui a fait l’objet d’attention, tant des médias du pays que des chercheurs. Mues par une volonté de modernisation et de rationalisation des services publics, les autorités d’Alexandrie, puis du Caire, ont opté pour des délégations de service public à des multinationales européennes à partir de 2000. L’implantation de celles-ci s’est accompagnée de nombreuses difficultés. Ainsi, les camions-bennes importés ne pouvaient pénétrer dans les rues exiguës de la vieille ville ou des quartiers populaires denses ; les Cairotes se sont plaints du coût du nouveau service et de devoir utiliser les conteneurs collectifs remplaçant le ramassage au porte-à-porte des zabbâlîn [chiffonniers] du secteur informel ; ces derniers se sont opposés par de multiples façons à la réforme. Par la suite, la situation s’est stabilisée : les sociétés égyptiennes ont remplacé les européennes, hormis une entreprise italienne ayant délégué, pour son plus grand bénéfice, une partie de la collecte aux chiffonniers, intéressés, pour leur part, par l’accès aux matériaux recyclables (Debout, Florin 2011). L’abattage des porcs des zabbâlîn en 2009 a porté un rude coup à leurs activités et revenus ; de plus, il s’est immédiatement traduit, en ville, par l’arrêt de la collecte des déchets organiques provoquant une nouvelle crise, suivie de négociations entre les autorités et les zabbâlîn (Florin, 2015). Aujourd’hui, le travail de ces derniers est toléré tout en demeurant « informel ». Quant aux déchets ultimes, ils finissent dans les grandes décharges du désert, très peu aux normes…

Réformes en cours et exclusion du secteur informel

Sous des formes proches, ces politiques réformatrices se déploient ailleurs, toujours motivées par les principes de modernisation, mais aussi par les convoitises autour du déchet. En Turquie, en mars 2016, la décision gouvernementale d’infliger de fortes pénalités à tout récupérateur informel [toplayıcılar] surpris dans sa collecte, ainsi qu’aux grossistes leur achetant des matériaux, a suscité la vive opposition de ces derniers, craignant le tarissement de leurs sources d’approvisionnement. L’application de la loi a été repoussée de cinq ans, mais son objectif reste le même : partout, le système doit être contrôlé, taxé et les dépôts des grossistes formalisés. Ceux-ci savent que cette formalisation ne pourra se faire sans de lourds investissements et des accointances politiques bien choisies. En attendant, les toplayıcılar stambouliotes continuent la biffe des cartons, plastiques, ferrailles et autres objets : leur apport constituerait 30 % des matériaux recyclés. Aux Turcs – Anatoliens, Roms et Kurdes – s’ajoutent de nombreux migrants afghans, pakistanais, bangladais, syriens et subsahariens qui s’adonnent à cette activité et tentent d’économiser pour poursuivre leur voyage (Florin, 2016).

De façon plus générale, pratiquant selon eux « le dernier des métiers », les récupérateurs vivent dans un entre-soi très fort, sont hébergés de façon précaire dans les dépôts des grossistes ou dans des bidonvilles proches des décharges. Ils restent marqués par le stigmate lié à la souillure : assignés aux marges de la société et aux marges des villes, ils sont rare-ment convoqués à participer aux réformes en cours.

La « modernisation » et ses limites

Pourtant, au Maroc, un ambitieux programme national des déchets ménagers (2008), soutenu et financé par la Banque mondiale, prévoit dans son volet social l’intégration des récupérateurs des décharges dans des coopératives de tri, ce qui favoriserait l’augmentation du taux de recyclage. De nombreuses décharges « sauvages » ont été remplacées par des sites contrôlés, mais seules deux coopératives, présentées comme exemplaires par les autorités et les médias, sont créées à Rabat et Meknès. Toutefois, les conditions de vie et de travail des employés de ces coopératives restent précaires.

Dans les grandes villes du Maroc, comme à Istanbul, les dispositifs de collecte « modernes », tels les conteneurs enterrés ou les expériences de tri à la source par les habitants, se multiplient. À Casablanca, comme au Caire, l’interdiction des charrettes tractées par des ânes, symboles de pauvreté, d’archaïsme et entravant la circulation, s’est traduite par une adaptation des récupérateurs qui ont acquis des motos-triporteurs ou des pick-up lorsqu’ils en avaient les moyens. Ils mettent en œuvre toutes sortes de stratégies pour conserver l’accès au déchet valorisable : fabriquer de longues perches pour fouiller dans les conteneurs enterrés (Istanbul), passer avant les camions de collecte (Casablanca), négocier avec les habitants, les commerçants (Maroc, Égypte), les bawwabin [concierges] et les grands hôtels (Le Caire) ou encore, dans beaucoup de cas, collecter de nuit pour éviter amendes et brimades.

De manière générale, l’éradication des décharges sauvages constitue une réelle avancée environnementale pour de nombreuses grandes agglomérations, même si les villes plus modestes ou les campagnes restent à la traîne de ce processus. Par contre, les nouveaux sites d’enfouissement – car les incinérateurs ne sont pas envisageables en raison du taux important de déchets verts humides – ne proposent aucun traitement des déchets et des tonnes de matériaux sont perdues pour une industrie du recyclage émergente et plutôt florissante mais qui doit s’approvisionner autrement. Dans le cadre d’un programme national de gestion intégrée des déchets ménagers (2012), les autorités algéroises ont fermé la grande décharge d’Oued Smar et évacué les 600 récupérateurs qui y collectaient les matériaux pour les recycler dans leurs villages d’origine situés à 300 km d’Alger ; à l’inverse, la « gestion intégrée » annoncée, qui permettrait de créer une vraie filière économique, peine à se mettre en place (Safar Zitoun, 2015).

Enfin, la mauvaise gestion des déchets peut cristalliser des contestations plus larges contre la corruption et l’incurie des autorités à l’instar de la spectaculaire « crise des ordures » à Beyrouth. Ceci dit, l’expérience tunisienne de création de petites sociétés de collecte sélective, la nomination au ministère de l’Environnement égyptien d’une ministre engagée auprès des chiffonniers ou encore la motivation des ONG, de militants écologiques et d’acteurs locaux témoignent dans tous les pays des avancées en cours.


Auteur·e·s

Florin Bénédicte, géographe, Université de Tours


Citer la notice

Florin Bénédicte, « Déchets », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/dechets/