Compte tenu de l’idéologisation croissante du regard extérieur sur la Turquie actuelle – qui s’ajoute à la vieille propension occidentale à orientaliser et « passéifier » le pays – et de la difficulté à considérer les phénomènes contemporains indépendamment de la seule et envahissante personne du président de la République en fonction depuis août 2014, un effort de distanciation et de décantation s’impose quand on souhaite produire une analyse sereine et dépassionnée des réalités urbaines turques. Le surinvestissement affectif, symbolique, politique et financier d’Istanbul en tant que principal territoire-théâtre de l’expérimentation et de la mise en scène de la « Nouvelle Turquie », dont l’avènement est maintenant annoncé par le Parti de la justice et du développement (AKP), complique encore le travail. Dans ce contexte chargé d’affects, pour ne pas se laisser abuser par le poids des représentations et par l’obsession religieuse dominante, il y a urgence à « garder raison et les pieds sur terre » (c’est bien le moins en tant que géographe) pour observer et se mettre à l’écoute des lieux et de leurs habitants sans trop d’a priori… Cet effort d’épure déployé et cette humble posture adoptée, on peut se risquer à esquisser un portrait banal et désenchanté de la grande métropole turque à la fin des années 2010.
Étalement urbain, grands projets et nouvelles formes
de gouvernance : vers une grande région urbaine
Le fait majeur est sans doute la recomposition récente et spectaculaire de la macro-forme d’Istanbul liée à l’étalement urbain produit par la double dynamique des grands projets portés par les pouvoirs publics, d’une part, et de la transformation urbaine initiée au milieu des années 2000, d’autre part. De ce fait, en termes d’emprise urbaine comme en termes d’espace vécu, l’Istanbul de la fin des années 2010 n’a rien à voir avec celle des années 1990. Huit nouveaux arrondissements (on en dénombre trente-neuf aujourd’hui) ont été créés en mai 2008 et, en 2012, un territoire de plus de 40 000 ha au nord-ouest de la métropole a été décrété « réserve urbaine prioritaire » en vue d’y développer le nouvel Istanbul. Pour comparaison, le cœur de la métropole encore serti dans ses remparts byzantins, que l’on dénomme « la péninsule historique » – correspondant désormais à l’arrondissement de Fatih –, a une superficie de 1 500 ha environ. Le nouvel aéroport d’Istanbul, inauguré par Erdogan le 29 octobre 2018, résume à lui seul le gigantisme à l’œuvre dans la dynamique actuelle des projets. Situé au bord de la mer Noire, au nord-ouest de la métropole, dans un des arrondissements périphériques nouvellement promus, cet aéroport, destiné à être l’un des plus importants au monde (200 millions de passagers annuels espérés !), est développé sur un territoire de 7 660 ha. Et, par les équipements urbains, l’offre résidentielle et les activités économiques qui vont s’y agréger, il devrait certainement contribuer à la recomposition à la fois physique et fonctionnelle de la métropole. La transformation urbaine, une politique qui vise à renouveler d’ici vingt ans plus du tiers du bâti actuel de la métropole, est menée bon train sous des formes très différentes et nourrit des relocalisations de ménages vers les arrondissements périphériques où l’offre de nouveaux logements est abondante.
L’étalement urbain dans le département d’Istanbul combiné à la recomposition de l’économie stambouliote et à la transformation des agglomérations limitrophes préexistantes tend, à une échelle plus petite, à induire la formation d’une vaste région urbaine à la fois physique (caractérisée par la connexion de tissus urbains jusqu’alors disjoints) et fonctionnelle comprenant plusieurs départements voisins tels qu’à l’ouest, en Thrace (Tekirdağ), au sud (Yalova) et à l’est (Kocaeli, voire Sakarya et Bursa). Si cette aire urbaine ne recouvre pas toute la région de Marmara, elle impose désormais un autre cadre à la réalité stambouliote obligeant à réajuster les données démographiques ou économiques et, surtout, rendant de plus en plus nécessaire une adaptation de la gouvernance territoriale. La mise en place, à partir de 2006, d’agences de développement n’a pas permis de répondre à cette nécessité puisqu’aucune d’entre elles n’a un territoire de compétence coïncidant avec cette aire urbaine en voie d’affirmation. En effet, le département d’Istanbul possède sa propre agence, parallèlement à celle de Thrace ou à celle de « Marmara orientale » (qui regroupe les départements de Yalova, Kocaeli, Sakarya, Bolu et Düzce).
La financiarisation du marché immobilier
et des mobilités centrifuges
Depuis le début des années 2000, le parc de logements neufs s’est considérablement accru, porté par les partenariats privé-public stimulés par l’Administration du logement collectif (TOKİ) et scellés sur les encore nombreux terrains publics mis sur le marché par une demande extérieure – désormais saoudienne, koweïtienne et qatarie plutôt qu’allemande ou britannique – pour le segment le plus « haut standing » du marché. Dès lors, le nombre de logements proposés annuellement s’est considérablement accru : 234 000 unités vendues à Istanbul, en 2013, et 238 000 en 2017, soit environ encore 20 % du total national des ventes enregistrées. En parallèle, on a assisté à une financiarisation du secteur du développement immobilier. Les segments inférieurs du marché ont été stimulés par la généralisation des crédits rendue possible par la chute de l’inflation et des taux d’intérêt : ainsi, en 2017, le montant total des crédits pour le logement consentis a augmenté de 25 % par rapport à l’année précédente, alors que les autres crédits à la consommation n’augmentaient que de 2 %.
Conjointement, il faut insister sur le fait que, après des décennies de forte croissance (entre 1950 et 2000), le département d’Istanbul enregistre depuis 2013 des taux annuels de croissance moins soutenus. Si on dénombre un peu plus de 15 millions d’habitants dans le département d’Istanbul au début de l’année 2018, soit deux fois plus qu’en 1990, les indicateurs actuels infirment les prévisions catastrophistes. En effet, alors que le taux de croissance était de 2,7 % entre 2010 et 2011 – et deux fois supérieur à la moyenne nationale –, il a chuté à 1,51 % entre 2016 et 2017. En ce sens, l’étalement urbain évoqué précédemment n’a plus rien à voir avec une quelconque et irrésistible pression démographique. En outre, la population croît plus du fait de sa dynamique « naturelle » interne que par apports migratoires. Depuis 2015, le département d’Istanbul affiche même un solde migratoire annuel négatif. Il est donc grand temps de rompre avec les discours non fondés relatifs à la prétendue pression démographique à laquelle la métropole serait encore soumise. Jeunes couples lassés par la vie métropolitaine, retraités attirés par les territoires de la sunbelt turque et ménages modestes dissuadés par le coût de la vie élevé alimentent ces nouveaux mouvements exogènes complexes.
Néanmoins, l’immigration syrienne, à partir de 2012, a eu pour effet de réactiver le lieu commun de la pression migratoire. Mais les 600 000 Syriens enregistrés à Istanbul en avril 2018 ne sont pas comptabilisés comme habitants ; ce sont des « hôtes dotés d’un statut temporaire de protection » selon la terminologie en vigueur. Même si 40 000 d’entre eux ont obtenu la nationalité turque – selon une source non officielle proche du ministère de l’Intérieur qui ne précise pas la distribution spatiale de ces bénéficiaires –, la « donne syrienne » ne devrait pas changer le tableau démographique.
La marchandisation de la ville
En ce qui concerne la structure de l’économie, ces dernières années ont été marquées par un renforcement de la polarisation des services supérieurs et des activités culturelles, par une marchandisation de l’éducation et de la santé, par la multiplication des hôtels internationaux, des shopping malls, par l’explosion des crédits à la consommation ainsi que par un mouvement de désindustrialisation du département d’Istanbul au bénéfice des départements de la périphérie. Cette mutation ne signifie pas, pour autant, que toute activité productive a cessé : la prise en compte de l’activité non déclarée – qui concerne encore au moins 35 % des travailleurs effectifs – fait apparaître une autre réalité. Le secteur textile-confection reste l’un des plus importants pourvoyeurs d’emplois – parallèlement au secteur de la construction et au tourisme –, mais le plus souvent sous une forme précaire (emploi à la semaine, voire à la journée ou à la tâche, sans aucune protection sociale). L’aménagement d’un vaste centre financier international à Atasehir – nouvel arrondissement – s’inscrit dans le projet maintenant ancien, puisque datant des années 1990, de faire d’Istanbul une métropole internationale rayonnant sur un vaste ensemble s’étirant des Balkans à l’Asie centrale, en incluant le Proche et le Moyen-Orient. À cette ambition s’ajoute celle de promouvoir Istanbul comme une des places les plus centrales du tourisme international, en dépit des violences terroristes et des dérapages politiques. Ce qui frappe depuis quelques années, ce sont les changements soudains de la provenance des touristes étrangers : Iraniens, Saoudiens, Indonésiens ou Russes tendent à prendre la place des groupes nationaux européens qui ont institué le tourisme à Constantinople, il y a déjà plus d’un siècle.
Enfin, on est en droit de s’interroger sur la durabilité du modèle de développement d’Istanbul qui repose sur une consommation effrénée des ressources en hommes, en sol, en eau et en forêt, sans se soucier de leur protection et de leur renouvellement à terme. La congestion automobile désormais permanente, la propension à bétonner ou asphalter toutes les surfaces libres – même celles qui avaient été décrétées après le séisme d’août 1999 « espaces de rassemblement » en cas de tremblement de terre – et la non-prise en compte de la pollution des eaux fluviales ou maritimes hypothèquent sérieusement l’avenir de la métropole. Si les chambres professionnelles concernées et une partie de la société civile – non laminée après le coup d’État avorté des 15-16 juillet 2016 – s’efforcent de promouvoir des modèles alternatifs et un mode de gestion territoriale plus transparent, participatif, égalitaire et respectueux des biotopes, la volonté du pouvoir fort actuel ressemble de plus en plus à une fuite en avant appuyée sur une conception quantitative et sélective du développement. Le projet pharaonique de canal artificiel mer Noire/mer de Marmara, annoncé en juin 2011, résume à lui seul la démesure actuelle et l’aveuglement de décideurs plus soucieux de prestige, de performances et de rapport immédiat pour leurs proches que d’équilibres territoriaux et sociaux.