Jardins

Les jardins du Maghreb et du Moyen-Orient convoquent un imaginaire mythique de l’ordre de l’enchantement : ils traduisent le raffinement d’un art de vivre « oriental » et le merveilleux de réalisations terrestres où l’idéal spirituel du paradis semble s’incarner. En persan et en arabe les étymologies des mots « jardin » et « paradis » sont d’ailleurs mêlées [paradeisos, djanna]. Ces images mettent en avant la quiétude, le bien-être et la satisfaction des sens comblés par une nature magnifiée et connaissent une persistance remarquable. Elles sont pourtant aujourd’hui en total contraste avec les réalités des grandes villes du Maghreb et du Moyen-Orient. Les jardins traditionnels, privés, invisibles et enclos derrières des murs aveugles qui, en raison du circuit de l’eau, ont dicté la structure des cités anciennes, n’existent que dans les parties historiques, devenues très minoritaires en surface relative. La volonté modernisatrice des responsables coloniaux, le désir d’internationalité des dirigeants ou, plus récemment, les appels globaux à la « ville durable » et « inclusive » ont non seulement introduit les jardins publics dans ces villes mais ont fait d’eux des éléments centraux de leur refondation et de leur mise en scène. Au-delà de la ville-paysage et du verdissement, gage de la prise en compte des problématiques environnementales, les jardins sous toutes leurs formes répondent aussi à des enjeux d’inclusion sociale et d’expression citoyenne, ceci étant particulièrement manifeste ces dix dernières années.

De la ville-paysage à la ville durable :
les jardins au cœur des projets urbains

Les jardins qu’on nomme « arabo-musulmans » ont une histoire millénaire, trouvant ses racines dans une Mésopotamie mythique qui leur a donné leur forme, le chahar-bagh, et leurs caractéristiques (géométriques, organisés autour de la maîtrise de l’eau, aux variétés botaniques très diversifiées et clos) ainsi que leur fonction d’agrément et d’ostentation pour les puissants. Longtemps, les jardins ont été réservés à une élite et ont été des manifestations de ségrégation spatiale et sociale. Les jardins publics ont été introduits au milieu du XIXe siècle avec la colonisation, dans le cadre de nouvelles villes juxtaposées aux noyaux historiques. Aérées, fondées sur le progrès technique et vertes, ces villes ont été aménagées selon des principes d’un urbanisme paysager modernisateur. Les jardins publics ont introduit une rupture fondamentale dans la manière d’accueillir la « nature » en ville. Du Caire à Rabat en passant par Beyrouth, Damas, Alger, Tunis, Istanbul, Téhéran, toutes les villes de la région ont été recomposées selon des principes issus d’une volonté d’introduire la nature en ville pour des raisons à la fois d’embellissement, d’hygiène et d’éducation morale des populations et de modernisation. Le parc « moderne » de l’Azbakkiya au Caire a été inauguré en 1872, mais ses premiers aménagements datent de 1837. Le principe du système de parcs, que l’urbaniste et paysagiste Forestier avait imaginé pour Rabat en 1916, a largement inspiré les aménagements des villes européennes de ces pays, ou la rénovation de certains quartiers anciens. Ainsi, l’urbanisme paysager, donnant aux jardins une place centrale de structuration de la ville, d’abord expérimenté à Rabat dans les années 1920 avec Lyautey, a également été mis en œuvre dans les autres villes de la région. Au Maroc, en Tunisie, en Syrie et au Liban, les aménagements de jardins ont ainsi eu lieu dans le cadre des mandats ou des protectorats. L’idée de la verdure, garante d’un air sain et d’un cadre de vie idéal, s’est dès lors installée, durablement. Les jardins, synonymes de nature, y représentaient des territoires nouveaux aux vertus supposées multiples pour remédier aux maux des villes et de ses habitants, et réaliser une ville spectacle. Pourtant, à l’issue des indépendances, dans un contexte de forte poussée démographique, les jardins et toute forme de nature urbaine ont été délaissés par des municipalités débordées par la croissance exponentielle du nombre d’urbains et les difficultés à répondre d’abord aux enjeux posés par la fourniture des services de base. Enfin, il faut noter que l’introduction de jardins publics dans les pays du golfe Persique est bien plus récente, et pourrait d’ailleurs sembler « contre nature » sous ces climats brûlants.

Avec l’avènement du souci écologique et environnemental, à partir des années 1990, la question de la place de la nature en ville est redevenue centrale. L’OMS a défini un seuil minimal de verdure par habitant de 10 m² et les villes ont fait leurs comptes. La compétition pour la mise à un niveau international a (re)commencé dans un contexte de libéralisation économique mettant les villes en concurrence les unes avec les autres à l’échelle de la région, mais également sur le plan international. La formalisation du concept de développement durable appliqué aux villes a entraîné une demande renouvelée de nature (entendue comme végétation). L’ensemble des projets de développement urbain a dès lors été « verdi », quel que soit le climat : aménagement des corniches en espaces de promenade en bord de mer (Doha), de lacs (Tunis) ou de fleuves (Bou Regreg à Rabat, Nil au Caire) ; nouveaux complexes immobiliers, à l’instar de ceux situés dans les villes nouvelles en Égypte (Dream Land) ; « première ville verte d’Afrique » au Maroc, avec Benguerir, replaçant la nature au cœur de la cité grâce à un nouveau modèle de planification « intelligente ». Partout, les plans comportent systématiquement des jardins, des avenues plantées, des corridors écologiques, des trames vertes. Le jardin écrin a fait son retour et aucun grand projet architectural n’y échappe, au moins sur le plan de masse, à l’instar de celui du grand stade de Doha qui accueillera la Coupe du monde de football en 2022. Le rôle mythique et enchanteur de la verdure est plus que jamais à l’ordre du jour urbain dans les pays de la région, comme dans le monde entier. Les villes-capitales rivalisent pour créer des grands parcs afin de satisfaire la demande de « poumons verts » et d’espaces de loisirs de leurs citadins, y compris lorsque le climat n’est pas favorable à ce type d’aménagement. C’est le cas du récent Salam Park de Riyad (2016), aménagé sur les vastes terrains de l’ancien aéroport en plein centre-ville et pourvu d’un grand lac artificiel sur lequel on peut faire du pédalo, réalisé d’après un modèle hybride entre Hyde Park et Central Park. Les jardins sont ainsi, depuis déjà près de vingt ans, au cœur des processus de revitalisation urbaine ou de développement intégré. Un des exemples les plus parlants à ce titre est certainement le parc al-Azhar au Caire.

Cependant, dans les pays de la région, malgré un grand nombre de projets et parfois d’importantes réalisations (le parc al-Azaiba à Mascate en Oman par exemple) et malgré les tentatives des responsables de se conformer aux grandes recommandations internationales de développer des villes vertes préconisées par la FAO ou par l’« Objectif 11 » du développement durable (ODD 11) – « Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables » –, la ville durable est loin d’être une réalité. Le verdissement est plus un élément de décor, un effet de marketing urbain, qu’une invention renouvelée des villes. Malgré tout, dans les soubresauts des révoltes et revendications citoyennes des années 2010, un des aspects de l’ODD 11 est bien présent : l’aspiration à une société plus juste, plus inclusive, et qui permette la participation citoyenne. Les jardins de la région ont montré qu’ils peuvent en être des laboratoires.

La ville inclusive se cultive dans les jardins

Si les jardins sont des éléments centraux des aménagements, ils le sont aussi pour les pratiques urbaines. La demande de jardins est très forte dans les grandes villes de la région. En témoigne la mobilisation citadine qui, organisée autour d’ONG locales, a fait pression en 2012 sur la municipalité de Beyrouth pour qu’elle ouvre au public la Forêt des Pins [Horch Beyrouth], vaste jardin fermé depuis 1992. Après de nombreuses manifestations de la population, une réhabilitation et l’ajout d’un rôle de support à l’éducation à l’environnement, le parc est accessible depuis juin 2016. De telles mobilisations ne sont pas anecdotiques. En effet, les jardins urbains occupent une fonction essentielle d’accueil de différents types de populations et d’une forme de désordre, parfois difficile à exprimer ailleurs dans la ville.

Les personnes vulnérables et/ou discriminées (SDF, migrants, marginaux, illégaux, etc.) y trouvent refuge, de même que les pratiques socialement réprouvées – comme les amoureux en quête d’un lieu tranquille. C’est également dans les jardins que des buveurs d’alcool, des usagers de drogue, des personnes à la recherche de rencontres homosexuelles ou de prostitué(e)s se rendent, permettant l’expression de la face cachée et souvent illégale des sociétés. Inversement, des « jardins pirates », comme ceux observés par la photographe et plasticienne Eugénie Denarnaud à Tanger, sont cultivés clandestinement dans les interstices de la ville, répondant à un impératif de résistance territoriale des populations face à l’urbanisation galopante. Parfois lieux d’innovation sociale, de nouvelles pratiques citoyennes s’y développent : jardins partagés pour réhabiliter l’agriculture urbaine, mise en culture par le jardinage et « micro-fermes » sur les toits du Caire pour un apport alimentaire et financier régulier en circuit court, à Tunis, à Istanbul, ils se multiplient au fil de la prise de conscience environnementale, encore faible, des citadins dans un cadre de vie souvent très dégradé.

Les jardins sont, par ailleurs, un des seuls lieux des villes de la région où les femmes peuvent s’asseoir, s’arrêter ou flâner sans « bonne raison », contrairement aux autres espaces publics urbains, considérés comme dangereux à cause des risques de harcèlement. Cette question peut aussi être le déclencheur de politiques de la ville cherchant à protéger les femmes, comme dans un arrondissement d’Istanbul en 2005, où a été projeté un « jardin réservé aux femmes » – par ailleurs fréquents en Iran. Mais face au tollé suscité par le projet, le jardin de Bagcilar a finalement été transformé en jardin pour les familles, interdit aux hommes seuls. La mixité de fréquentation, intrinsèque aux jardins publics, a donc été (relativement) préservée.

Symptomatique d’une vision de la place des femmes dans les espaces publics urbains, cet épisode ne traduit pas la complexité de la réalité, comme en témoigne la grande mixité du mouvement s’opposant à la destruction du Taksim Gezi Parki en 2013, point de départ d’un vaste mouvement de contestation dans tout le pays, écho des printemps arabes en Turquie. Les jardins sont ainsi des espaces d’expression et de contestation politiques.

Si les réalisations arabo-andalouses sont toujours prépondérantes dans l’imaginaire lié aux jardins du monde arabo-musulman, le rôle social, politique et d’aménagement urbain joué par les jardins publics et la verdure de façon générique est désormais beaucoup plus important. Centraux dans les politiques de développement inclusif et durable des villes, les jardins restent évocateurs de l’enchantement de la ville.


Auteur·e·s

Gillot Gaëlle, géographe, Université Paris-I Panthéon-Sorbonne


Citer la notice

Gillot Gaëlle, « Jardins », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/jardins/