En 2010-2011, des villes petites et moyennes du monde arabe – Sidi Bouzid (Tunisie), Deraa (Syrie) – aux grandes capitales de la région – Le Caire, Tripoli, Damas, Tunis, Manama, Sanaa –, les espaces urbains ont été à l’avant-poste de mobilisations politiques et sociales sans précédent, survenues dans le cadre des printemps arabes. Ces situations inédites invitent plus que jamais à considérer les processus de révolution et d’urbanisation dans une relation dialectique forte. Ni l’ampleur des destructions, ni le retour à l’ordre et à la sécurité, qui concernent la plupart de ces villes depuis lors, ne pourront annuler totalement les causes et les effets des épisodes révolutionnaires dont elles portent les stigmates.
D’évidentes racines urbaines
Les villes sont symptomatiques des régimes de prédation mis en place par les dictatures contestées lors des soulèvements de 2011 : confiscation du foncier urbain, déplacements forcés, absence de politiques de réhabilitation des quartiers non réglementaires, etc. Aussi, la cherté des logements, l’impossibilité d’accéder aux services urbains, le sentiment d’injustice spatiale ressenti par des habitants des marges urbaines et/ou des villes secondaires ont assez clairement constitué des motifs d’indignation. Au Caire, l’ampleur du soulèvement populaire du mois de janvier 2011 est, en outre, due à la participation des habitants du quartier de Boulaq aux manifestations, un quartier central à la fois emblématique de l’urbanisation non réglementaire en Égypte et faisant depuis longtemps l’objet de convoitises de la part de promoteurs immobiliers. Par ailleurs, un faisceau de mouvements de résistance est apparu dans ce pays avant l’épisode révolutionnaire, comme en attestent les mobilisations des habitants des quartiers populaires contre les évictions forcées à la fin des années 2000, mais aussi celles des zabbalîn [ramasseurs/recycleurs] contre la privatisation de la collecte des déchets (Deboulet, Florin, 2014). Ces résistances peuvent être appréhendées a posteriori comme un signe annonciateur du soulèvement de 2011 (Bayat, 2013), en plus des mouvements d’opposition politique et syndicale ayant émergé simultanément, conférant ainsi à ce dernier une très forte dimension territoriale et urbaine.
Pratiques inédites des espaces publics
Les printemps arabes ont révélé la capacité des populations à (re)créer des espaces de contestation, y compris lorsque des pouvoirs publics autoritaires bloquèrent l’accès aux espaces publics (Sharp, Panetta, 2016). L’occupation de la place Tahrîr à Sanaa (Yémen) par le régime dès les premières manifestations de rue en février 2011 et la destruction de la place de la Perle (Manama) ordonnée par le monarque de Bahreïn en mars de la même année, espérant, en vain, éviter la « contagion » égyptienne, obligèrent les manifestants à occuper d’autres lieux, plus périphériques, dans ces deux capitales arabes en proie à la contestation. Ainsi, à Sanaa, une nouvelle place est née sur un délaissé urbain à proximité de l’université, la place du Changement [Al-Taghîr], sous l’effet conjoint de la transgression politique et de la création artistique (photographie, poésie, musique, etc.), deux ingrédients forts du changement socio-spatial (Alviso-Marino, 2016). Au-delà de l’embrasement des places, de Sanaa à Tunis, qui furent, pour bon nombre de citadins, les toutes premières expériences mobilisatrices, de nouvelles pratiques spatiales de résistance ordinaire sont apparues, telles que l’occupation des logements vacants, la réorganisation de certains quartiers par des groupes d’individus fédérés en « comités révolutionnaires », l’usage de graffiti sur les murs des villes, etc.
Les mesures répressives adoptées par certains gouvernements à la suite des soulèvements populaires ont également eu de fortes répercussions spatiales. Les aménagements sécuritaires (murs, barbelés, présence militaire) se sont développés en même temps que les expulsions, au prétexte de la mise aux normes et de la sécurisation des espaces urbains, de certaines catégories d’usagers (vendeurs de rue, cafetiers, artistes, notamment) qui s’étaient spatialement redéployés après 2011. Ces événements rappellent que le contrôle de l’espace public demeure une priorité en cas de mouvement social de grande ampleur, autant pour les sociétés que pour les pouvoirs en place.
Transformations en profondeur des sociétés urbaines ?
Les nouvelles cultures urbaines et l’expression artistique comptent parmi ces transformations qui dépassent le rythme des soubresauts politiques que connaît aujourd’hui le monde arabe, comme le montre le dynamisme des scènes de la photographie, de l’art contemporain et de la littérature en Tunisie, en Égypte et au Yémen. De même, on voit émerger une nouvelle forme d’activisme qui considère que la révolution doit aussi s’opérer ou se poursuivre à l’échelle de la ville et de son aménagement. Les associations et initiatives visant à favoriser l’accès aux ressources urbaines pour le plus grand nombre et la participation des habitants aux projets d’aménagement se sont multipliées depuis 2011, en Tunisie, en Égypte et à Bahreïn notamment. Cette reprise en main de la question urbaine par la société civile dessine les contours d’une nouvelle citoyenneté urbaine dans le monde arabe, laquelle se manifesterait même dans la Syrie en guerre où des civils gèrent entièrement certaines institutions locales.
À l’heure du retour à l’autoritarisme dans certains pays du Moyen-Orient, qui retarde l’avènement démocratique réclamé par les peuples en 2011, et de l’enlisement des conflits allant jusqu’à provoquer des « urbicides » comme à Alep, les pratiques citadines permettent malgré tout de considérer les révolutions de 2011 comme un processus ayant des effets à long terme sur les villes : elles en ont été à la fois le principal théâtre, l’un des motifs de mobilisation et un laboratoire de pratiques inédites. L’urbanité dans le monde arabe est donc désormais structurellement et intimement marquée par le processus révolutionnaire (Stadnicki, 2015). L’étape supplémentaire franchie dans l’appropriation des espaces publics par la jeunesse algéroise, beyrouthine et bagdadienne, lors de ce qui peut être considéré comme la deuxième vague des printemps arabes en 2019, en atteste largement.