Sanaa

Habitée depuis plus de 2 500 ans, Sanaa fut la capitale de différents royaumes préislamiques et un centre culturel islamique important aux VIIe et VIIIe siècles, dont elle conserve un patrimoine considérable : une centaine de mosquées, ainsi que de nombreux hammams et maisons-tours. La vieille ville, qui n’a été que très peu transformée jusqu’à l’occupation ottomane du XIXe siècle, fut classée au patrimoine mondial de l’humanité en 1986. Mais, depuis 2015, Sanaa est la capitale d’un pays en guerre. Les rebelles Houthis en ont pris le contrôle en 2014 à la faveur de l’instabilité politique qui a succédé aux printemps arabes et s’opposent aux forces loyalistes du président Hadi, soutenues par une coalition militaire d’une dizaine de pays arabes formée par l’Arabie saoudite. Moins meurtrie qu’Aden, Taez ou Hodeïda, elle n’en est pas moins l’objet de frappes aériennes régulières qui ont détruit un nombre important d’infrastructures, rendu inopérant son aéroport et endommagé de nombreux quartiers. Au-delà de l’ampleur de la reconstruction qui attend cette ville, la guerre, qui intervient dans une situation de forte transition démographique, urbaine et migratoire, accentue inévitablement certaines fragilités territoriales en découlant : l’épuisement des réserves en eau par la pression démographique, la faiblesse des infrastructures d’encadrement de la croissance urbaine, le développement de l’informalité… Dans le même temps, elle contrarie les quelques espoirs de développement suscités par la timide modernisation du Yémen depuis les années 1970 : de réels progrès en matière d’éducation, le développement d’un secteur économique privé performant et résilient (commerce des biens de consommation et artisanat notamment) et l’émergence de nouvelles formes de citadinité.

Une croissance urbaine fulgurante et protéiforme

Pour comprendre la croissance urbaine au Yémen, il faut remonter à la révolution de 1962 qui a mis fin à mille ans d’imamat autocratique – le zaydisme dont se réclament les Houthis aujourd’hui – et qui représente un tournant dans l’histoire contemporaine du pays, comme dans le développement de Sanaa. Ce n’est pas tant, alors, sur le plan de l’étalement urbain, perturbé par six années de guerre (1962-1969), que sur celui de la modernisation des infrastructures et des systèmes politiques et juridiques que s’observent les changements. Avant la révolution, le droit tribal interdisait aux paysans, dont les terres s’étendaient jusqu’au pied des murs de la ville, de les vendre à des citadins. Ceci explique que la ville n’ait pu s’étendre avant cette date hors de ses limites traditionnelles et que l’explosion urbaine post-révolution ait été si brutale. Un autre changement notable réside dans l’appel fait aux forces économiques et politiques internationales pour la réalisation de certains grands travaux. Le processus de périurbanisation commence ainsi avec la construction, peu après la révolution, de la route Sanaa-Hodeïda par une entreprise chinoise. Tout en symbolisant l’ouverture de l’ère de l’automobile dans le pays, cet axe routier, toujours fondamental aujourd’hui au point que le blocus de 2018 sur le port de Hodeïda affama littéralement la capitale, est le point de départ de l’extension de la ville en direction de l’ouest. La fin des années 1960 a également vu naître la place Tahrîr, conçue sur le modèle de celle du Caire par des ingénieurs égyptiens. Un grand nombre d’institutions ministérielles et financières ainsi que certains magasins ont été attirés par une implantation à proximité de ce nouveau centre-ville qui symbolise la modernité et l’ouverture au pays à l’Égypte, alors leader économique du Moyen-Orient.

Ce n’est véritablement qu’à partir de la fin de la guerre civile opposant royalistes et révolutionnaires, en 1969, que la ville croît à grande vitesse. La République arabe du Yémen, proclamée par le coup d’État de 1962, ne s’établit dans les faits qu’en 1970. Le nouveau régime facilite alors l’émigration de travailleurs yéménites dans des pays du Golfe en pleine expansion. Employés comme ouvriers sur les grands chantiers saoudiens, émiratis ou koweïtiens, les Yéménites expatriés investissent rapidement et massivement, dans leur pays d’origine, dans le secteur du bâtiment, ce qui engendra un dynamisme sans précédent des principales branches de l’économie urbaine impliquant presque toutes les couches sociales (Kopp, Wirth, 1994).

Le gouvernement, témoin de l’essor commercial de Sanaa, pose les jalons, au milieu des années 1970, d’une politique de développement des infrastructures. La première rocade de la ville, qui porte le nom de Dâyirî [Ring Road] voit ainsi le jour. Il s’agit d’un boulevard circulaire qui traverse les différents quartiers péricentraux. Son tracé fut déterminé par l’apparition des nouvelles zones résidentielles du Sud (quartier al-Sâfiya) et le développement des quartiers commerçants du Nord (quartier Hasaba). Cette infrastructure, qui permet de désengorger les principaux axes routiers et de résorber les goulots d’étranglement au niveau des portes de la ville, a ensuite guidé l’extension d’une véritable banlieue composée de nouveaux pôles d’activités (Stadnicki, 2009).

Au cours des années 1980, la croissance urbaine se poursuit à un rythme très énergique. Sanaa occupait en 1981 plus de dix fois la surface totale de la vieille ville intra-muros (Kopp, Wirth, 1994). L’essor s’effectue au rythme des nouveaux arrivants et de la diversification de l’activité commerciale, il est ponctué de quelques interventions d’un gouvernement désireux d’affirmer son rôle de modernisateur des infrastructures. Le développement des constructions et des services induits par la Ring Road incite les autorités municipales à créer un nouveau boulevard circulaire, la rue Sittîn, censé délimiter l’extension de l’aire urbaine de la capitale. Cette rocade, construite à la fin de la décennie 1980, confère à Sanaa une structure radio-concentrique et valorise rapidement la situation des nouveaux quartiers périphériques, tout en encourageant l’édification de quelques autres. Désormais majeur, cet axe de la ville a accueilli les plus grosses manifestations du « printemps yéménite » en 2011. L’urbanisation, bloquée à l’est par le mont Nuqûm, se déploie aisément au sud, de manière linéaire, le long de la route de Taez, à l’ouest, dans une vaste zone comprise entre les deux rocades et enfin, au nord, sur les 15 km qui séparent le centre-ville de l’aéroport.

Les années 1990 sont marquées par une seconde explosion urbaine, due à l’intensification de l’exode rural. Par ailleurs, deux phénomènes contribuent à la croissance démographique de la ville. Dans un premier temps, près d’un million de Yéménites sont expulsés d’Arabie saoudite pendant la guerre du Golfe, le royaume n’ayant pas toléré les positions considérées comme pro-irakiennes du gouvernement yéménite. Après un bref retour dans leurs villages respectifs, la plupart d’entre eux rejoignent les flux migratoires de l’exode rural amorcé quelques années auparavant. On assiste alors à un développement important des marges de la ville où se fixent ces populations. Dans un second temps, la réunification des deux Yémen en 1990 donne une importance accrue aux rôles politique et administratif de Sanaa. L’unique capitale attire désormais des populations venant de l’ex-Yémen du Sud, principalement d’Aden. Plus fortunées que les précédentes, la majorité d’entre elles élisent domicile dans les quartiers périphériques aisés (quartier Hadda), situés à l’ouest de la ville.

Dans les années 2000, la périurbanisation de Sanaa s’intensifie. Responsables, pour l’essentiel, de l’étalement urbain et de la production de l’habitat non réglementaire, les flux de migrants internes (provenant dès lors autant des campagnes que des villes secondaires) sont de plus en plus difficilement assimilés par la capitale. Outre les problèmes d’accès à l’emploi et de paupérisation générale, les effets se traduisent, au plan spatial, par l’installation des derniers arrivants dans les périphéries les plus lointaines et, au plan social, par les problèmes d’intégration qu’ils rencontrent. L’échange qui pouvait s’établir entre l’immigrant et la ville d’accueil, le premier constituant un potentiel de force économique et la seconde un cadre propice à son épanouissement personnel et familial, ne semble plus vraiment d’actualité (Martignon, 2003). D’une part, le rapport du nouvel arrivant à la ville se restreint aux liens qu’il entretient avec ses propres réseaux lignagers et communautaires, y compris à travers son activité professionnelle bien souvent inscrite dans un micro-circuit économique. D’autre part, les quartiers d’habitation de ces néocitadins, apparus récemment en périphérie, souffrent d’une mise à l’écart manifeste des différents réseaux techniques et des principaux équipements.

Une capitale très fragile

Jusqu’à la fin des années 1960, Sanaa est demeurée une petite ville de 80 000 habitants tout au plus, comme elle l’était déjà au début du XXe siècle (Grandguillaume et al., 1995). D’après les sources officielles, la population serait passée de 135 000 habitants en 1975 à près d’un million en 1994. En 2004, on en recensait 1,8 million. Les Sanaanis seraient 3 millions aujourd’hui. De cette forte pression démographique découlent des enjeux majeurs.

En premier lieu, il y a de réelles inquiétudes concernant l’approvision-nement en eau : le niveau des nappes phréatiques dans la région de Sanaa aurait ainsi baissé de plus de 5 m par an entre 1985 et 1995, au pic de la croissance démographique. La fourniture de l’eau, encore largement assurée par des revendeurs privés remplissant des réservoirs de stockage individuels, se traduit aujourd’hui par de très fortes ségrégations sociales et économiques, accentuées par la guerre et le développement d’un marché noir de l’eau potable. En second lieu, les flancs des monts Nuqûm et Aybân, à l’est et à l’ouest de la ville, ont été densément bâtis sans que les pouvoirs publics n’interviennent. Si la construction des maisons sur des sites pentus et peu accessibles n’est pas une difficulté majeure, l’apport d’infrastructures par les autorités en est une. Le sous-équipement de ces quartiers périphériques est donc préoccupant, comme en témoignent l’absence de réseaux d’adduction d’eau, les raccordements illicites à l’électricité ou la faiblesse des transports urbains, laissés aux mains de quelques petits transporteurs privés. À l’inverse, sur certaines montagnes, telles que la chaîne rocheuse Faj Attân, au sud-ouest de Sanaa, d’immenses villas et complexes d’habitations bourgeoises, très bien fournis en services urbains, ont été édifiés.

La municipalité de Sanaa, mise en place en 1983, n’a pas pu contenir l’expansion urbaine dans un périmètre défini ou même élaborer une politique de planification depuis le grand schéma directeur de 1978 conçu par un cabinet britannique. Si des accords ont parfois été passés entre les « bâtisseurs » et certains propriétaires de terrains périurbains, membres de tribus des gouvernorats voisins, la plupart des îlots d’habitation sont nés de pratiques constructives informelles. De nombreux terrains appartenant à l’armée ou bien considérés comme waqf (bien de main-morte affecté à un usage pieux) ont ainsi été bâtis par des populations en provenance des campagnes, lesquelles comptent pour environ 60 % de la population totale de la ville.

L’ensemble de ces défis techniques et politiques paraissent aujourd’hui secondaires au regard de la situation humanitaire catastrophique qui touche plus des deux tiers de la population du Yémen. Ces défis sont ceux de la construction récente d’une métropole en développement et se poseront à nouveau en l’état dès la fin de la guerre. À peine construite, Sanaa devra donc aussi bientôt être reconstruite par une société urbaine qui a déjà maintes fois fait preuve d’une extraordinaire résilience et adaptation. En 2011, alors que les soutiens du président Saleh avaient verrouillé les accès à la place Tahrîr, c’est d’un délaissé urbain situé à proximité de l’université de Sanaa que les jeunes manifestants pacifistes avaient fait leur « place du Changement » [Maydan al-Taghîr] : un nouveau lieu politique et culturel symbole du changement social et urbain en cours dans la capitale yéménite (Alviso-Marino, 2016).


Auteur·e·s

Stadnicki Roman, géographe, Université de Tours


Citer la notice

Stadnicki Roman, « Sanaa », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, PUFR, 2020
https://abc-ville-mamo.univ-tours.fr/entry/sanaa/