La santé est aujourd’hui un droit universel et même un « droit-créance » au nom duquel on peut exprimer des revendications auprès des États ou de la communauté mondiale. Son périmètre est vaste, suivant l’idéal de complet bien-être physique, mental et social (OMS, 1947), auquel s’ajoute le respect des valeurs culturelles. Auparavant, la santé se définissait par l’absence de maladie. Le paysage urbain au Maghreb et au Moyen-Orient suggère une histoire du concept.
Patrimoine urbain de la santé
Dans les cités médiévales, deux monuments incarnaient les deux pôles de la médecine [Ibn Sînâ] pour traiter les maladies des individus et préserver leur santé : l’hôpital et le hammam.
La fondation d’hôpitaux remonte aux Ommeyyades. Au Caire, l’hôpital Mansouri, au cœur du Khan al-Khalîlî, édifié par le sultan al-Qalaoun au XIIIe siècle, illustre la munificence des princes et leur souci du soin des pauvres. Au début du XIXe siècle, le pacha Méhémet Ali revendique cette tradition tout en appliquant le concept de santé à l’armée (hôpital d’Abou Zabel, 1828), puis au peuple (hôpital de Qasr el-Ayni, 1837) et crée une école de médecine de style occidental avec l’aide d’étrangers comme le médecin français Clot-Bey. En imposant la vaccination antivariolique, le chef de l’Égypte initie la médicalisation de la société. Dans les capitales du Maghreb et du Moyen-Orient, la mosaïque des hôpitaux reflète pourtant aussi l’intervention des minorités religieuses, chrétiennes et israélites, ainsi que les influences étrangères (hôpitaux grec, italien, allemand du Caire, français et italien de Tunis). Les pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont-ils restés des « États inachevés » dans le domaine de la santé ? Ce n’est qu’avec les indépendances que se complète la prise en charge de la santé publique, comme en Tunisie à partir de 1956 ou en Égypte après la révolution nassérienne de 1952, avec l’essor des hôpitaux publics et des professionnels de santé locaux.
Les hammams, quant à eux, ornaient les villes de leurs coupoles piquetées d’oculi. Ils abritaient les rituels de purification pour la prière et encourageaient la propreté du corps garantissant la longévité. Aujourd’hui, ils sont en régression. En Turquie, certains, rénovés pour les touristes, fonctionnent comme des thermes. Au Moyen-Orient, si on excepte la Syrie possédant encore de beaux bains à Damas et Alep – mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? –, les populations ont délaissé le hammam traditionnel pour l’intimité de la salle de bains à l’occidentale. Au Caire, les hammams sont mal entretenus et leurs mœurs suspectées. Au Maghreb, la tradition se maintient mieux, mais les instituts de beauté tendent à prendre le relais.
La santé au fil des rues
Aujourd’hui, les hôpitaux des grandes villes du Maghreb et d’Égypte hébergent les techniques innovantes de diagnostic (prestigieuse imagerie), le traitement des grandes pathologies et offrent l’éventail des spécialités. Mais, en dépit de la gratuité théorique des soins en Tunisie et Algérie, et au Maroc du Régime d’assistance médicale (Ramed) initié par Mohammed VI, la population souffre des ruptures de stock des médicaments et des longues attentes. Ainsi, en Égypte, la moitié des ménages n’a pas de couverture maladie. De façon plus générale, l’inégalité de l’accès aux soins témoigne d’une fracture urbaine : des cliniques privées offrent à une clientèle aisée une prise en charge rapide et personnalisée ; aux autres, citadins moins fortunés, le dispensaire, comme celui qui fut installé en 1928 par le Dr Ahmed Ben Miled dans le quartier populaire d’Halfaouine à Tunis. Cependant, au Caire encore, les « centres de santé de base » (OMS, 1978) disposant de peu de moyens, ce sont les pharmacies, présentes jusque dans les quartiers d’habitat informel qui sont le véritable relais de santé. Le pharmacien constitue un recours rapide moins coûteux que le médecin, même s’il délivre parfois sans ordonnance des cocktails de médicaments revenant plus cher qu’une consultation, sans parler du risque des polymédications. Au cœur des souks, les parfumeurs [‘attârîn] poursuivent la tradition médiévale des « simples », plantes et herbes médicinales, et des remèdes comme l’ipécacuanha et le quinquina datant du XVIe siècle, mais s’ouvrent de plus en plus aux produits, notamment issus de la médecine ayurvédique, d’Inde et de Chine.
Le modèle du Golfe
Dans les pays du Golfe, au cours des dernières décennies, l’urbanisme de la ville « instantanée » a fait jaillir de grands hôpitaux rappelant des hôtels de luxe. Entourés de végétation – leur profil futuriste associant des matériaux divers dont des verres spéciaux à effet décoratif –, ils sont livrés clés en main et fonctionnent avec un personnel migrant. Héritiers (selon les Saoudiens) des tentes ambulances du temps du Prophète, ils sont un produit de la finance internationale. Dans les malls à Doha et Dubaï, comme dans les gated communities du Grand Caire ou les quartiers chics de Casablanca, naissent de coûteux projets de connexion des malades aux équipes soignantes et de médecine en ligne. Mais l’avenir de la santé se résume-t-il à la construction de complexes dont la construction à travers les partenariats public/privé contribue à l’endettement des pays ?
La ville pathogène et ses exutoires
Les façades des villes vantent les traitements miracles. Seul le sida se fait discret, sauf au Maroc où des consultations de dépistage ont pignon sur rue. Malgré l’augmentation spectaculaire de l’espérance de vie et l’amélioration des indicateurs de santé, les villes sont loin d’avoir rempli leurs promesses de vie plus saine et plus longue. La plupart des capitales du Maghreb et du Moyen-Orient sont polluées et bruyantes, elles hébergent des métiers pénibles, des ateliers malsains et, dans les banlieues, des usines engendrant des maladies professionnelles. Les préoccupations écologiques demeurent insuffisamment relayées par une opinion publique obsédée par le quotidien : à quoi bon s’opposer à des industries polluantes si elles fournissent du travail ? Les beaux sabils ottomans, les fontaines des médinas d’Alger, Tunis et Marrakech rappellent la priorité de l’accès à l’eau potable dont la qualité en ville reste inégale.
La religion s’inscrit dans le paysage urbain de santé. Si les barbiers de Marrakech, du Caire et de Nouakchott offrant des soins inspirés par la médecine du Prophète (ventouses, scarifications, saignées) se font rares, les mosquées en Algérie et en Égypte hébergent aujourd’hui de nouvelles pratiques de ruqiya, lecture du Coran avec exorcismes pour guérir douleurs chroniques et désordres mentaux ; il est vrai que la santé publique intègre mal la dimension psychiatrique. Ainsi, le film égyptien Zelal (2010), réalisé par une élève de Youssef Chahine, dépeint en noir et blanc les ombres oubliées des malades enfermés dans deux asiles cairotes. Les dévots en mal de guérison déposent leurs vœux dans les églises et aux tombeaux de l’imam al-Châfi’î au Caire, des saints de Fès, de Lalla Manoubia à Tunis et de Rumi à Konya en Turquie sous l’égide de confréries tolérées par l’État turc. En appui à la santé mentale, des centres tenus par les religieux au Caire et ailleurs proposent aux hommes du body building et aux femmes des centres traitant obésité et diabète, fléaux postmodernes. Plus prosaïquement, dans ses stades, la ville offre également aux foules des exutoires à leurs frustrations, comme les matches de football.
Santé et globalisation
Dans les villes, la gestion des épidémies répond désormais aux injonctions des grandes organisations internationales, parfois au dam des communautés. Ainsi, au moment des épidémies de grippe aviaire en Égypte (2008-2009), l’interdiction des élevages par les femmes dans les logements populaires a fait disparaître les volailles vivantes des marchés et, à la suite de la suspicion de transmission de la grippe (2009), l’abattage des porcs élevés par la minorité copte a soulevé le Muqattam, quartier des chiffonniers au Caire. La mondialisation se manifeste aussi par un tourisme médical où se croisent les Européens, venant consulter dentistes, ophtalmologistes et transplanteurs, et les migrants aspirant à des soins meilleurs. Mais l’utopie d’une diffusion universelle des biens de santé dans le paysage urbain fait long feu. Dans les pays en guerre, dont certains étaient pourtant anciennement bien équipés comme l’Irak et la Syrie, les institutions sanitaires ont peine à faire face à la multiplication des blessés, comme au Yémen où, de plus, le choléra et la malnutrition sont devenus endémiques. À Gaza, seul un filet de malades graves percole à travers le mur de séparation jusqu’aux hôpitaux israéliens.
Pronostic de la santé urbaine après révolution
Après 2011, les révolutions des printemps arabes pouvaient faire espérer l’avènement d’une démocratie sanitaire en termes de réduction des inégalités d’accès aux soins et de prise en charge intégrée des maux du corps et de l’esprit. Mais, entre l’immobilisme de la transition politique en Égypte et l’instabilité tunisienne, le bilan paraît mince. En Tunisie, l’incertitude plane sur la gouvernance sanitaire promise. Face aux revendications parfois violentes des patients, les économistes proposent aux hôpitaux un management calqué sur les grandes surfaces et non de véritables réformes. En Égypte, la santé ne figurait dans aucun programme concret. Pour le moment, le paysage urbain de la santé ne s’est guère transformé dans le sens d’une justice distributive et c’est la logique de marché qui l’emporte toujours.