« Souk » [sûq] est un terme arabe qui sert à désigner un marché rural ou urbain et qui a prédominé sur d’autres mots désignant des formes et des espaces marchands. Serait-ce une coquetterie orientaliste de conserver sa transcription arabe plutôt que de lui préférer le mot français « marché » qui est sa traduction ? Pourtant, en argot, l’expression « c’est le souk ! » (ou « c’est le bazar ! ») renvoie à la notion de désordre et son origine doit certainement aux impressions ressenties par des voyageurs ou résidents français lorsqu’ils traversaient le « tumulte » des marchés du Maghreb et du Proche-Orient. Ils ne retenaient, pour beaucoup, que la presse et le « brouhaha » incompréhensible des boutiquiers et des clients en plein marchandage dont on ne s’échappait que pour être plongé dans l’ambiance sonore des activités artisanales. Ce sont donc les sens qui se laissent happer par l’univers du souk au point de faire de son pittoresque, ou plutôt de ce qui est perçu comme tel, l’attrait principal des touristes pour des lieux encombrés qui ne sont souvent pour eux que la seule partie véritablement accessible des villes.
Souk rural et souk urbain
Cependant, ainsi que l’écrit Jean-François Troin à propos des souks forains du Maroc, ceux-ci sont bien organisés et comportent des quartiers spécialisés comme les souks urbains. Son ouvrage Les souks marocains. Marchés ruraux et organisation de l’espace dans la moitié nord du Maroc (Troin, 1975) utilisait les deux termes, mais le titre principal mettait en exergue le mot « souk ». Sans doute parce qu’il renvoie à des réalités que le mot « marché » ne paraît pas restituer pleinement ou bien parce qu’il est considéré comme constituant un trait différentiel pour toute une « aire culturelle », du Golfe à l’Atlantique ou à l’échelle d’un pays. Un trait différentiel, si on veut le considérer comme tel, qui, d’ailleurs, ne se retrouverait pas avec la même intensité selon les pays, les régions et les villes, et dont les actualisations spatiales et les significations culturelles et sociales sont variées (Mermier, Peraldi, 2011). De fait, et pour étirer cette perspective, on pourrait, d’une certaine manière, faire du souk rural ou urbain un critère de comparaison pour étudier les relations ville/campagne, la vitalité de l’économie rurale, la prégnance de l’organisation tribale, les transformations urbaines et la patrimonialisation de ses espaces, entre autres thématiques. À tout le moins pourrait-on établir des correspondances entre, par exemple, la densité des réseaux de souks hebdomadaires et leurs liens avec le monde tribal, comme au Yémen ou au Maroc dont c’est une particularité commune, en raison notamment de la prégnance du monde rural dans ces deux pays.
Le souk comme institution
Des historiens, des anthropologues et des géographes (voire des écrivains tel Elias Canetti et ses Voix de Marrakech) proposent des perspectives différentes et complémentaires sur la question du souk comme institution spécifique. On ne peut ainsi ignorer l’étude que Maxime Rodinson a modestement intitulée « Préface » pour l’ouvrage de Pedro Chalmeta Gendron (1973) sur l’administration des souks dans l’Espagne musulmane. Cet érudit sans pareil, linguiste, historien et sociologue, avait ainsi déplacé son questionnement qui partait de l’origine akkadienne et araméenne du mot « souk » aux fonctions du marché dans différents contextes historiques et géographiques hors de l’aire arabo-musulmane.
Le souk, traduit par bazaar en anglais, a ainsi son équivalent dans le monde indo-persan et sa traduction francophone en sciences sociales dans la notion d’« économie de bazar » (Peraldi, 2016) qui ne se retrouverait pas seulement dans l’aire arabo-musulmane. On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi on a préféré utiliser en français le mot « bazar » plutôt que celui de « souk » dans cette expression traduite de l’anglais ; peut-être pour renforcer sa dimension abstraite et pour euphémiser sa relation avec un espace particulier ?
Le rôle central du marchandage pour établir les prix et pour instaurer des relations de confiance entre acheteurs et vendeurs a été rattaché par l’anthropologue Clifford Geertz, dans son étude sur le souk de Sefrou au Maroc (1979), à la nécessité de la recherche de l’information dans un contexte où celle-ci est déficiente et mal distribuée. L’organisation spatiale des souks, avec leur regroupement par spécialisation professionnelle, pourrait d’ailleurs renvoyer à cette nécessité du marchandage et de la recherche de l’information, même si ses raisons premières seraient plutôt à trouver dans le mode souvent privilégié de recrutement familial et de la complémentarité professionnelle.
Clifford Geertz avait ancré cette « économie de bazar » dans un contexte particulier, mais on peut en extraire des traits exportables comme le firent d’autres chercheurs. Il avait surtout fait du souk « l’expression la plus articulée, la forme la plus puissante » et le paradigme du « caractère mosaïque » du Maroc et de « la civilisation moyen-orientale ». À ses yeux, « la coutume de nommer les gens d’après leur origine » (le mode d’attribution identitaire par la nisba, nom de relation) était une manière de signaler les différentes origines ethniques et confessionnelles ainsi que de répartir les champs des interactions sociales entre le possible et l’interdit. Ce mode de dénomination aurait constitué l’un des deux axes de l’organisation du souk avec la division sociale des métiers. S’élever à une si grande montée en généralité, à partir de l’étude du marché de Sefrou, pour résumer par un seul principe toute une aire culturelle n’a jamais véritablement posé de problème aux interprètes de la pensée de Geertz. On peut cependant rester sceptique sur sa valeur paradigmatique.
Une centralité urbaine
Il reste que le souk a été perçu comme espace public par excellence de la ville du fait notamment qu’il est un espace de pluralisme et de mixité sociale, ethnique et confessionnelle. Aux transactions concrètes du négoce correspondrait, selon un vocabulaire sociologique métaphorique, la « négociation des identités » qui permettrait à la fois l’expression et la neutralisation des différences, sans pour autant les faire disparaître. On pourrait ici établir une correspondance avec les souks ruraux en milieu tribal qui sont considérés comme des espaces neutres dans lesquels les infractions à la paix du marché sont sévèrement punies et qui sont l’occasion de rencontres intertribales.
La centralité des souks urbains, encore renforcée par leur proximité de la grande mosquée, était fondée sur le regroupement des métiers dans des souks spécialisés dans un périmètre qui réunissait l’essentiel des activités commerciales et artisanales de la ville. Cette centralité s’est, pour les plus grandes villes, accentuée avec la transformation des souks en un complexe architectural monumental doté de caravansérails qui assuraient la jonction entre le commerce de gros et le commerce de détail. Le lien entre souk et urbanisation, que ce soit à partir du marché rural (Troin, 1975) ou au sein des villes, a pris une ampleur singulière dans l’histoire du Maghreb et du Moyen-Orient. Cette institution du souk, telle qu’elle s’est constituée au fil des siècles et telle qu’elle se laisse encore observer par ses témoins architecturaux et par sa vitalité commerciale dans certains territoires, est donc particulièrement liée au développement de la civilisation arabo-islamique (Rodinson, 1973 ; Wirth, 1982).
Cette centralité du souk urbain était également politique puisque l’organisation édilitaire trouvait dans celui-ci son point d’ancrage, notamment en la personne du muhtasib ou du cheikh suprême, chargé de surveiller les poids et mesures, de lutter contre les fraudes et de contrôler les bonnes mœurs, non seulement dans le marché mais aussi dans la ville. Espace public en raison de son accessibilité maximale en comparaison avec les quartiers résidentiels, les souks pouvaient cependant se différencier par des « morphologies sociales » bien particulières du fait, en particulier, d’un recrutement professionnel à caractère familial, certes non systématique, qui marquait chaque souk de son empreinte. L’organisation en corps de métiers constitua une autre force de cohésion sociale au sein de chaque souk généralement placé sous la responsabilité d’un cheikh ou d’un ‘âqil [chef de quartier] comme à Sanaa (Mermier, 1997).
Les souks urbains ont connu des fortunes diverses en fonction des transformations économiques, urbaines et politiques des sociétés dont les villes ont été à la fois les réceptacles et les caisses de résonance. Celui d’Alep, jusqu’à sa destruction en 2016 par des bombardements, a longtemps fait preuve d’un dynamisme commercial et artisanal dont le tourisme n’était qu’un facteur secondaire. En revanche, les souks des villes tunisiennes et marocaines ont été profondément affectés par le développement du tourisme dans ces pays, mais aussi par l’extension de l’activité commerciale dans l’espace de la ville ancienne qui a subi de profonds changements sociaux et démographiques. Le départ des élites citadines et l’installation de ruraux, à partir des années 1950, sont souvent relevés comme des facteurs décisifs de transformation, notamment dans les villes du Maghreb (Signoles, 1988).
Une centralité sociale et culturelle
La centralité sociale et culturelle du souk a cependant pu être préservée dans de nombreux cas lorsque celui-ci est resté un lieu d’approvisionnement pour des produits essentiels dévolus à des pratiques culinaires et vestimentaires « traditionnelles » ou à la réalisation de rituels sociaux (naissance, mariage, deuil, etc.). Dans certaines villes, par exemple au Caire, l’ancien complexe soukier enserré dans la ville ancienne a perdu de son attractivité et de son accessibilité dans une agglomération démesurée. Il reste cependant, à l’instar d’autres souks urbains, un repère patrimonial dont la fréquentation est plus ou moins extravertie en fonction de sa force d’attraction touristique. Plus généralement, la valeur de cet espace en tant que marqueur urbain patrimonial est si emblématique que sa destruction a parfois été compensée par l’érection d’un centre commercial censé le reproduire, mais qui n’en représente en fait que le triste simulacre, comme à Abu Dhabi et Beyrouth où des malls sont censés rappeler les anciens souks.
Les souks populaires, qu’ils soient localisés en ville ou à la campagne, dévolus à la vente de produits importés d’Asie, bon marché et fréquemment contrefaits, permettent aux populations pauvres d’être des acteurs d’une « mondialisation consumériste par le bas » (Belguidoum, Pliez, 2015). Souvent situés dans les interstices ou les marges de la ville, ils représentent de nouvelles centralités marchandes qui se situent au confluent d’un commerce transnational qui relie, à l’instar des souks anciens, différents mondes et créent, à leur tour, de nouveaux cosmopolitismes.