En arabe, ashwaiyya signifie « aveuglement », « à l’aveuglette ». Le terme est utilisé pour signifier ce qui est fait hasardeusement, mais aussi parfois ce sur quoi on ferme les yeux. Il est apparu dans le dialecte égyptien dans les années 1990 seulement, pour désigner l’ensemble des portions d’espace urbain n’ayant pas été aménagées par les pouvoirs publics. Il succède ainsi aux expressions bidûn takhtît [sans plan], ghayr munazzam [sans structure], ghayr rasmi [non officiel] employées depuis l’instauration des premiers cadres juridiques formels de planification territoriale dans la décennie 1950. Les études sur le phénomène apparaissent dès les années 1980, sous l’appellation « habitat spontané » en français. Toutefois, la notion d’ashwaiyya engloberait à la fois l’idée d’irrégularité juridique, de dysfonctionnement structurel, de précarité résidentielle et de lieu de vie des couches populaires de la société urbaine en Égypte.
L’utilisation récurrente du mot ashwaiyya, notamment par les médias, non seulement pour désigner les espaces de l’urbanisation non réglementaire, mais aussi les individus qui la font, renforcent leur stigmatisation. Dans les représentations collectives, il s’agirait tout à la fois de zones de non-droit et d’anarchie, de lieux d’importation des traditions paysannes – les ashwaiyyât seraient principalement habitées par des fellahin [paysans] et des Sa’idis (originaires de Haute-Égypte) – ou encore un terreau du fondamentalisme et de l’insurrection urbaine.
La réalité est plus complexe. Illégitimes aux yeux de la loi, ces quartiers constituent néanmoins le principal mode d’urbanisation en Égypte. Au Caire, ils rassemblent les deux tiers de la population sur un sixième de l’espace urbanisé. Leur population y est hétérogène et pas forcément miséreuse. Le bâti (immeubles de briques) n’a rien à voir avec la morphologie des bidonvilles. L’accessibilité y est renforcée par un système de transports en commun informel (calèches, triporteurs et pick-up) très performant. La spéculation immobilière et l’activité marchande, très dynamiques en ces espaces, participent pleinement de l’économie urbaine.
Il ne faut donc pas tant voir les ashwaiyyât comme la preuve d’une crise généralisée du logement qu’une forme de réponse des couches populaires et même moyennes de la société aux défaillances des politiques publiques en la matière depuis les années 1970. Presque exclusivement engagé dans la construction de villes nouvelles fermées et sécurisées dans le désert, censées désengorger la capitale, le gouvernement de Moubarak n’a pas su maîtriser l’urbanisation des parcelles agricoles privées de la proche périphérie du Caire, par des individus issus autant de l’évacuation de la région du canal de Suez après la guerre de 1967 que des zones rurales environnantes, mais aussi de Haute-Égypte et des villes secondaires du delta. L’action gouvernementale a consisté, au mieux à apporter a posteriori les services de base (électricité et eau) dans certains quartiers, au pire à « invisibiliser », voire à détruire, les installations produites, prétextant le tracé d’infrastructures routières (rocades et autoroutes urbaines) ou invoquant le risque sanitaire ou naturel, notamment depuis que le tremblement de terre de 1992 a alerté l’opinion publique sur la fragilité des constructions dans les quartiers non réglementaires.
Des signes politiques tentent de converger vers une démarginalisation des ashwaiyyât depuis les années 2000 : refus de l’Agence gouvernementale d’aménagement du territoire égyptien de continuer à utiliser cette terminologie trop connotée, lancement de campagnes de reconnaissance des titres fonciers illégaux, promotion de la participation des habitants des quartiers non réglementaires aux projets d’aménagement urbain par la coopération internationale… Reste à reconnaître et à exploiter encore plus franchement les compétences des habitants des ashwaiyyât à organiser l’espace urbain et à s’insérer dans le circuit économique. Ceux dont la voix a véritablement compté pour la première fois en 2011, sur la place Tahrîr et lors des premières élections libres du pays, exigent aujourd’hui qu’on les aide concrètement à (sur)vivre dans les grandes villes d’Égypte, à l’heure où l’urbanisme néolibéral s’exprime avec force sous la houlette du président Al-Sissi.