Quartier fermé, enclave résidentielle, résidence sécurisée, condominium, gated community, village, community et, plus fréquemment, compound – transcrit tel quel en arabe ﮐﻣﺑﺎﻭﺌﺪ – expriment une forme urbaine qui s’est largement diffusée au Moyen-Orient et, dans une moindre mesure, au Maghreb. Témoignant de la circulation des modèles nord-américains, réinterprétés localement, le quartier fermé résulte d’un nouveau mode de gestion urbaine associant les promoteurs immobiliers (nationaux ou étrangers) aux acteurs publics qui leur attribuent les terrains, leur délèguent la fabrication urbaine et, dans de nombreux cas, y investissent eux-mêmes – à l’instar des fils de Moubarak, promoteurs de l’un des plus luxueux quartiers fermés de New Cairo et accusés de corruption en partie pour cette raison en 2011.
À la dimension financière s’ajoutent les autres caractéristiques du quartier fermé : l’homogénéité résidentielle, ou l’entre-soi, garantissant la qualité du voisinage, l’autonomie fonctionnelle – parfois toute relative lorsque le compound se greffe aux infrastructures publiques déjà existantes – et, bien sûr, la privatisation de l’espace public permise par la fermeture matérielle (murs, grilles, etc.), renforcée par la présence d’une société de gardiennage privée, filtrant les entrées, et de dispositifs de surveillance plus ou moins élaborés. Dans les quartiers fermés les plus chics, les propriétaires des grandes villas, avec jardin et piscine, bénéficient de golfs, salles de sport, clubs, lieux de loisir, malls et autres lieux de consommation, de services privés de santé, d’écoles privées, etc. Le modèle d’habitat et d’habiter proposé par le compound est véhiculé par un marketing soigné, vantant la taille des villas, la place de la verdure et de l’eau dans des environnements souvent désertiques, une modernité clairement en rupture avec les modes de vie dans la ville « traditionnelle ». Illustrant ces publicités, les clichés montrent le bien-être de la nouvelle famille modèle – un couple et ses deux enfants – vivant dans ces compounds aux toponymes souvent anglais tels Moon Land, Palm View, Beverly Hills (Le Caire) ou autres Sunset City, Paradise City, Sun City (Istanbul).
Pourtant, des nuances permettent d’affiner cette approche : d’une part, parce que ces quartiers fermés constituent une gamme urbanistique assez hétéroclite ; d’autre part, parce que l’élargissement de ce produit immobilier aux classes moyennes ne permet plus de le considérer comme réservé aux seules catégories aisées, recluses dans leur entre-soi. Cela dit, quelles que soient les variations formelles ou sociales qui différencient les compounds les uns des autres, ces derniers proposent une autre forme d’urbanisme et, partant, d’urbanité, en rupture d’avec ce que propose la ville-mère.
Diffusion et évolution du modèle du quartier fermé
Si la fermeture existe depuis longtemps dans de nombreuses configurations urbaines (fermeture nocturne des portes des remparts, des impasses ou des rues, quartiers réservés pendant la colonisation, etc.), ce sont, dans les années 1930, les compagnies pétrolières américaines qui importent ce principe en Arabie saoudite. Créant des cités destinées à l’exploitation pétrolière, divisées en compounds pour Blancs, interdits aux Saoudiens, et en camps de travail pour les ouvriers étrangers, les compagnies américaines ont implanté un modèle fondé sur la séparation raciale et sociale. Cet héritage reste présent aujourd’hui puisque « les travailleurs les moins qualifiés vivent largement dans les zones périphériques des villes, voire dans des camps [labour camps] fermés, tandis que les plus qualifiés habitent dans les compounds, ensembles de résidences clos qui constituent de véritables quartiers dans la ville » (Thiollet, 2015).
De façon plus générale, la diffusion du quartier clos nord-américain date des années 1970, mais c’est surtout à partir de la décennie 1990 que ce dernier contribue pleinement aux extensions périphériques et qu’il devient tant un choix assumé des politiques urbaines qu’une aspiration résidentielle de la part de nombreux citadins aisés.
Ainsi, à Istanbul, comme l’explique Jean-François Pérouse (2001), les premiers quartiers fermés apparaissent dans cette décennie 1970, sous la forme de « villages de vacances » littoraux auxquels s’ajoutent des petits collectifs de standing, qui essaiment jusqu’à rejoindre Istanbul par ses marges. À partir des années 1980, les « cités-villas » se multiplient et, entre 1990 et 2000, plus de 200 cités privées cernent la ville, sans doute plus de 400 aujourd’hui. Elles empruntent clairement leurs références aux gated communities nord-américaines, tout en y injectant des aspects folklorisés de la culture turque et ottomane. Implantées sur les plus beaux sites, leurs promoteurs mettent en avant l’esthétique, la sécurité et l’argument antisismique dans leur stratégie commerciale. Ces complexes privés sont de tailles et styles différents, avec parfois un bâti dense fait de hautes tours d’habitation qui permettent de rentabiliser au mieux l’investissement. À l’instar d’autres pays, ce type de promotion en Turquie n’est pas exempt de corruption et de collusion avec le pouvoir politique, notamment pour ce qui concerne l’attribution des terrains ou le détournement de projets destinés à des classes populaires et, finalement, attribués à des catégories plus aisées.
À Alger, le premier quartier fermé, datant de 1970, est dû à la mise en place d’une politique publique de construction de résidences, en habitat individuel ou collectif, à destination des catégories perçues comme soutien du pouvoir : cadres administratifs, universitaires ou employés des entreprises publiques. À partir des années 1980, la crise aiguë du logement incite l’État algérien à libéraliser le marché foncier, ce qui impulse la production de villas individuelles dans la périphérie d’Alger. Ici, l’originalité du processus d’enclosure réside en ce qu’elle est réalisée par les habitants eux-mêmes : ceux-ci acquièrent des parcelles – ce qui suppose un tri social préalable des voisins –, édifient leurs villas, puis ferment leur rue qui se termine en impasse. Dans les cités populaires, telles les zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN), les résidents posent des grilles autour de leur immeuble pour se défendre des « incivilités », mais surtout afin de créer des espaces-tampons entre le bâtiment et l’espace public (Benazzouz-Belhai, Djelal, 2018).
Au Caire, près de 1 200 km2 de terres désertiques ont été attribués à des investisseurs, locaux ou étrangers, doublant la surface de la ville-mère. On y compte aujourd’hui plus de 200 compounds en construction ou achevés qui, dans l’esprit des aménageurs, devaient se greffer aux villes nouvelles des années 1970 issues de la promotion publique. Le cas de Six-Octobre, au sud-ouest, confirme que les compounds ont, en effet, profité des infrastructures préexistantes (routes, réseaux, équipements) de la ville nouvelle. Ces compounds ont aussi certainement conforté le zonage social et spatial, déjà inscrit dans les plans d’aménagement initiaux de Six-Octobre. Mais, paradoxalement, l’engouement des classes aisées et de la jet set pour les compounds, appuyé par un marketing sans relâche vantant le confort, l’air pur et le calme, a contribué à faire des périphéries désertiques longtemps répulsives, des espaces attractifs. Preuves en seront, à partir du milieu des années 2000, la délocalisation depuis la ville-centre d’un certain nombre de fonctions et services : écoles, lycées et universités privées, cliniques, entreprises, parcs d’attractions, malls, etc., sans oublier la création de nouveaux quartiers fermés pour les classes moyennes. Au Caire, toujours, si l’on ne peut parler de sécession politique (Le Goix, 2001), certains compounds ont adopté des formes d’extraterritorialité à l’instar du Village Golf Solaimaneyah, conçu par Solaiman Amer, militaire chargé du secteur immobilier de l’armée sous Nasser, ayant fait fortune sous Sadate grâce à la libéralisation économique et ayant bénéficié du soutien de Moubarak pour la réalisation de son compound. Il comprend des villas, une mosquée, un golf, un hôtel de luxe et tous les services et personnels nécessaires à ses résidents, des ressortissants des pays du Golfe, ce qui justifie, aux yeux de son promoteur, le fait que l’alcool y soit interdit – ce qui n’est pas le cas en Égypte. Le compound est totalement autonome grâce à sa centrale électrique et puise son eau dans la nappe phréatique. Ceci pose la question du coût environnemental de ces compounds, très consommateurs, d’autant plus que les pénuries d’eau et coupures de courant touchent aujourd’hui fréquemment les quartiers populaires du Caire, tout en épargnant les cités du désert (Florin, 1999 et 2012).
Enfin, le Maroc est sans doute le pays où les gated communities en tant que telles ont longtemps été absentes du paysage urbain, hormis le cas notable de Marrakech. Dans cette ville, aux clubs touristiques de la Palmeraie, se sont adjoints, dès les années 1990, de nombreuses résidences secondaires dans des lotissements clos, profitant des avantages environnants tels les golfs, courts de tennis, piscines, etc. (Coslado, 2015). Dans le reste du pays, les quartiers de villas font l’objet d’une surveillance, plutôt que d’une fermeture totale. Cela dit, le sud de Casablanca a vu récemment l’implantation de son premier grand quartier fermé, Casa Green Town, comportant 820 villas, 400 appartements et, à court terme, un campus universitaire pour 8 000 étudiants, une université internationale de Casablanca et une école américaine (de la crèche au lycée). Casa Green Townest vendue comme une smart city par ses promoteurs qui mettent le développement durable au cœur de leur projet. Ceci n’empêche pas les résidents d’être placés sous le vent malodorant de la grande décharge de Médiouna toute proche…
Une forme d’urbanisme néolibéral attractive
ou un impératif sécuritaire ?
Les quartiers fermés sont une composante de l’urbanisme néolibéral, au même titre que les grands projets dont ils sont souvent partie intégrante, notamment dans les villes du Golfe. Ils s’expliquent par le désengagement des États d’une partie de la question urbaine et du logement, en faveur du secteur privé. Les efforts financiers des États, souvent soutenus par les bailleurs internationaux, sont en effet censés se concentrer sur la réhabilitation des centres-villes, la préservation du patrimoine, le traitement des quartiers dits « informels », la résorption des bidonvilles ou encore la construction de logements sociaux. Or, il apparaît que, dans de nombreux contextes, cette fabrique de l’urbain, déléguée au privé, prend le pas sur les politiques urbaines publiques à caractère social – au risque d’une explosion de la « bulle immobilière » en cas de crise financière mondiale.
On en fait le constat en Turquie, en Égypte, mais encore davantage à l’examen des projets de villes privées telles que la King Abdullah Economic City, née d’un partenariat public/privé entre l’État saoudien et un groupe immobilier dubaïote. À la différence des compounds qui constituent des fragments urbains, il s’agit ici d’une ville entière privatisée, assujettie à des logiques commerciales et dirigée par un homme d’affaires – et non un maire élu. Le pas pourrait être vite franchi vers une gouvernance spécifique, des lois, règles et justice particulières, le refus de payer l’impôt, le tri des résidents et, en bref, une session urbaine totale.
Pour autant, le spectre d’une ségrégation sociale extrême et meurtrière – les populations pauvres dans les villes-mères se révoltant contre les plus aisés barricadés dans des compounds – prophétisée dans le roman d’anticipation Utopia d’Ahmed Towfik (2013) (Pagès-El Karoui, 2013), n’est pas, aujourd’hui, une réalité. Si la fragmentation spatiale peut saisir par ses forts contrastes, à l’image de la muraille entourant Qattamiyya Heights, très chic compound de New Cairo, au pied de laquelle on trouve une cité de logements sociaux très dégradée, d’autres exemples permettent de nuancer le propos : d’une part, en raison de la grande diversité des fermetures et dispositifs de surveillance, qui sont parfois très lâches et qui marquent plutôt les limites du quartier qu’une véritable enclosure sociale ; d’autre part, parce que l’attractivité de cette forme urbaine concerne aussi les classes moyennes qui s’y installent davantage pour le type d’habitat, le cadre de vie et environnemental offerts plutôt que pour une volonté d’entre-soi exclusif ou de peur de l’autre. L’analyse des pratiques des habitants de Rehab (vaste compound situé à l’est du Caire) témoigne de la porosité de l’enclosure, de l’hétérogénéité sociale, mais surtout des liens avec Le Caire toujours très denses, relativisant ainsi la mise à distance. De même, de nombreux résidents du Caire fréquentent les espaces publics et les lieux de consommation de Rehab qui constitue alors davantage une banlieue qu’un quartier fermé (Braud, 2015).
Sans doute faut-il mettre à part l’enclosure résidentielle dans les pays où les tensions internes la justifient aux yeux des citadins et des pouvoirs publics : l’Algérie des années de plomb a protégé ses élites dans des quartiers hautement sécurisés ; les compounds chics égyptiens se sont barricadés pendant la révolution égyptienne. Que dire, enfin, de la prolifération, depuis les années 2000, des gated communities en Israël, qui renforcent davantage le processus d’enfermement lié au contexte local (Rozen, Razin, 2008) et, plus encore, des barrières qui caractérisent les colonies implantées en Palestine et dont l’un des objectifs, affiché dès la fin de la décennie 1970, est de fractionner la continuité territoriale palestinienne (Salenson, 2009) ?