Édifiée en 1958, la cité ‘Ayn al-Sira résulte de la politique de construction de logements sociaux à destination des petites classes moyennes (fonctionnaires, employés, ouvriers du secteur public, etc.) impulsée par Nasser. Au total, au Caire, 29 « cités nassériennes » – 50 000 logements, 1 722 barres – sont réalisées dans le cadre de cette politique du « logement social de masse ».
Composée de 5 000 logements d’une à quatre pièces dans 145 barres de cinq étages, ‘Ayn al-Sira abrite 35 000 habitants. Le type d’urbanisme choisi s’inspire de celui des grands ensembles français : larges avenues, espaces publics, squares, ainsi que services publics, équipements et commerces. En 1979, l’accès à la propriété des habitants impulse les premières transformations du bâti qui remodèlent progressivement la physionomie de la cité : les loggias sont fermées, des fenêtres percent les pignons, des étages surélèvent les toits terrasses et, surtout, les extensions latérales aux barres permettent jusqu’à un doublement de la surface habitable initiale.
Ces extensions bâties sont liées à l’agrandissement des familles, au mariage du fils qu’il faut loger, à la boutique en rez-de-chaussée qui permettra d’arrondir les fins de mois. En effet, au cours du temps, cette petite classe moyenne a vu son pouvoir d’achat diminuer et son statut social dévalorisé, si bien que certains habitants associent l’accès à la propriété de leur logement à un abandon de l’État : preuves en seraient la modernité perdue et la dégradation de la cité par les transformations bâties qui ne la distingueraient plus du quartier informel et populaire voisin. Il est vrai que, à ‘Ayn al-Sira, mais aussi dans d’autres cités nassériennes du Caire, le phénomène d’ajouts, d’annexes et de surélévations a pris une telle ampleur qu’il est parfois difficile de reconnaître les blocs originels.
Les entretiens avec les résidents, associés à des relevés régulièrement réalisés depuis plus de deux décennies, montrent que les façons de refabriquer le modèle imposé et a priori très rigide du grand ensemble et d’ajuster l’espace aux usages et contraintes sont très diverses et jamais figées, tels ces petits escaliers privatifs permettant l’accès direct de la rue aux logements en rez-de-chaussée. Les usages qui se déploient dans les espaces limitrophes, contigus aux barres, montrent à la fois les modes de contournement de la contrainte architecturale et la diversité des utilisations qui y prennent place : plantes grimpantes et jardinets, kiosques, cafés, espaces de discussion pour les femmes, très présentes dans l’espace public (Florin, Troin, 2013). Ces espaces limitrophes, dont l’étude doit beaucoup aux travaux de la sociologue Françoise Navez-Bouchanine, ne constituaient à l’origine que des espaces interstitiels indéfinis et sans affectation, sans assignation particulière : or, « habiter », c’est aussi se glisser dans ces interstices pour en définir les propriétés et les emplois, pour « fabriquer » au sens littéral et symbolique la ville. Ces micro-productions et micro-pratiques permettent peut-être de renverser le regard : plutôt que de partir d’une typologie spatiale préétablie, accordons plutôt aux acteurs la « compétence » à les définir, à les délimiter et à les utiliser de telle ou telle façon. Les « aménagés » bousculent ainsi les déterminismes initiaux des aménageurs…